L'esprit baroque à la Philharmonie sous la direction de Christophe Rousset
Le grand motet se développe en France sous le règne de Louis XIV. Du substantif « mot », cette composition liturgique donne la priorité au texte par le moyen de la musique. S’appuyant sur des psaumes, louanges à Dieu dont le roi est le représentant, et ne se limitant pas au culte (régulièrement à l’affiche du Concert Spirituel), ce genre est une bonne assise pour le pouvoir royal. Le grand motet comprend un groupe de solistes (ici au nombre de cinq) dialoguant avec le chœur et l’orchestre. Charpentier et Campra le font évoluer en le découpant en numéros individualisés et Rameau donne plus d’importance à l’orchestre en introduisant des passages purement instrumentaux.
La soirée débute sagement avec une interprétation soignée mais peu inventive de l’œuvre de Rameau. Le motet In convertendo fait partie des quatre motets restants du compositeur. Découpée en sept parties, l’œuvre dépeint la joie du peuple d’Israël à l’annonce de la liberté rendue aux captifs de Babylone et la douleur ressentie lors de leur captivité. Cette variété de sentiments exacerbée par la musique du maître donne des pages d’une grande richesse expressive que Christophe Rousset, dans un grand sérieux, peine cependant à animer. La cohésion du chœur et de l’orchestre solidifiée par de multiples collaborations est moins évidente quant au choix des solistes. Les cinq chanteurs à la diction irréprochable semblent fréquenter des univers sonores très éloignés.
La voix de haute-contre (ténor aigu utilisant la voix mixte et la voix de tête dans le haut de la tessiture) de Philippe Gagné, tout en douceur et expressivité lors de son premier récit, se marie parfaitement aux sonorités suaves de la flûte. Les notes tenues sans vibrato (sur le mot « consolati ») se résolvent délicatement en trilles et les appoggiatures apparaissent comme de douces plaintes aux fins de phrases. Eléonore Pancrazi (dessus II ou mezzo-soprano) et Douglas Williams (basse) mêlent leurs voix bien timbrées au cours du premier duo rempli d’allégresse sans pour autant parvenir à créer une unité stylistique. Autant la voix de Douglas Williams est projetée, sonore et généreuse, autant celle d’Eléonore Pancrazi est ténue et sans grande expressivité. Leur posture est également aux antipodes : très opératique avec une grande ouverture de bouche pour la basse et statique, la bouche à peine ouverte et le visage impassible pour le dessus. Cette dernière, très remarquée lors du concours Voix Nouvelles 2018, ne semble pas à son avantage dans ce répertoire.
La soprano Caroline Arnaud, à l’écoute du timbre des hautbois avec lesquels elle dialogue, émet une voix claire et agile. Les vocalises et les ornements sont ciselés d’un timbre précis sans grand vibrato, celui-ci pouvant manquer en fin de tenue ou dans les crescendo rendant son émission parfois poussive. Le trio réunissant le haute-contre, la soprano et la basse est homogène de phrasé. Cependant l’émission de Philippe Gagné, voulant gagner en puissance, se tend quelque peu dans les vocalises.
La Symphonie pour un reposoir est une musique religieuse d’extérieur destinée à accompagner une procession lors de la Fête-Dieu (ou Fête du Saint-Sacrement), le reposoir étant un petit autel provisoire construit le long d’une route. Les gestes amples de Christophe Rousset invitent les instrumentistes à phraser généreusement sans pour autant quitter la nuance mezzo forte. Le résultat très honnête demeure cependant un peu terne.
Très souvent vu comme un simple maillon entre Lully et Rameau, Campra réalise avec son Requiem une synthèse parfaite entre le style sacré et son goût pour l’opéra. L’effectif de grande ampleur (cinq solistes, chœur à cinq parties et orchestre) laisse à penser qu’il fut destiné à un édifice conséquent, peut-être Notre-Dame de Paris ou la Chapelle royale de Versailles, lieux où il fut maître de musique. La variété d’écriture et les styles contrastés se succèdent au fil de l’œuvre et la retenue ressentie durant la première partie du concert s’estompe, faisant place à une interprétation plus colorée et plus vivante. L’homogénéité du chœur aux voix sans grand vibrato s’adapte à la douceur angélique de l'introït, aux vocalises du Sed signifier et favorise la compréhension du texte. L’orchestre interprète impeccablement la partition pleine de contrastes et de dynamiques variées.
La voix d’Emiliano Gonzalez-Toro, ronde et très accrochée dans le masque, convient parfaitement à la partie de taille, ténor grave entre la haute-contre et la basse. Son phrasé souple et son legato quasi belcantiste créent un lien entre les voix masculines, rendant évidente la cohérence de la distribution. Philippe Gagné reste très investi dans les récits comme dans les airs, mais son aisance à vocaliser ne va pas sans tension lorsqu’il arrive dans le haut de sa tessiture ce qui le fait légèrement nasaliser et perdre de la rondeur. Le baryton basse Douglas Williams confirme des moyens vocaux exceptionnels. La beauté du timbre est saisissante, qu’il chante à pleine voix vibrée ou tout en douceur d’une voix mixte assurée. Sa prestance témoigne d’une certaine habitude de l’opéra (rôle de Figaro chez Mozart et celui de Sciarrone dans Tosca de Puccini) tout en sachant fondre sa voix dans les ensembles. Enfin, les interventions en duo de Caroline Arnaud et Eléonore Pancrazi sont encore un exemple de bonne alchimie entre les voix. Celles-ci, complémentaires, éclairent le Sanctus d’un son homogène, riche et très vivant.
La soirée, entamée dans l’extrême froideur des températures hivernales, se réchauffe progressivement pour s’achever par des applaudissements chaleureux du public.