Superbe Barbier de Séville par Laurent Pelly à l’Opéra de Marseille
Le soir même de la première de son opéra Torvaldo e Dorliska, le 26 décembre 1815, Gioachino Rossini (1792-1868) s’engage pour une nouvelle commande du Teatro Argentica de Rome. L’œuvre doit être livrée pour le prochain carnaval de la mi-janvier. Son librettiste Cesare Sterbini, ne pouvant pas perdre de temps, propose une adaptation en deux actes du livret d’un opéra existant, lui-même inspiré d’une pièce de Beaumarchais : Il Barbiere di Sivilla (1782) du compositeur Giovanni Paisiello (1740-1816) et du librettiste Giuseppe Petrosellini (1727-1799). Cette œuvre connaît encore une grande popularité, d’où le premier titre de l’ouvrage de Rossini : Almaviva, ossia l’Inutile precauzione. Comme souvent, le compositeur écrit dans l’urgence – il n’a que trois semaines pour livrer l’opéra et, avec les retards du livret, certains avancent un délai de seulement neuf jours. Ce nouveau défi ne lui fait cependant aucunement peur : il reprend et améliore des thèmes et des idées d’œuvres antérieures, notamment Aureliano (1813), Sigismond (1814) et Elisabetta (1815). Telle une tradition, le public romain accueille très mal la première du 20 février 1816 – sans doute aussi à cause d’une partie de détracteurs payés par la concurrence. Après quelques petites modifications, la seconde est un véritable triomphe qui ne cessera plus jamais.
L’intrigue du Barbier de Séville est caractéristique des opéras-bouffes italiens du XIXe siècle : le Comte Almaviva est fou amoureux de la jeune Rosina, prisonnière de son tuteur, le Docteur Bartolo, qui veut l’épouser avec la complicité du maître de musique Basilio. Le comte requiert alors l’aide du factotum de Séville, le malicieux barbier Figaro.
L’Opéra de Marseille, 10 ans après la dernière représentation du Barbier dans sa salle, accueille de nouveau ce bijou lyrique avec la production mise en scène par Laurent Pelly. Celui-ci avoue avoir peu travaillé d’œuvres de Rossini, la musique y étant plus importante que le théâtre. Face à cette difficulté, il lui est apparu une idée simple et géniale : « effacer tous repères géographiques et sociaux pour visualiser la musique ». C’est ainsi que les décors se résument en géantes feuilles de papier musique et les costumes sont noirs, telles les notes de musique. L’espace sobre ainsi créé semble laisser une grande liberté de mouvement et d’action aux chanteurs – pour la plupart de grands habitués de leur rôle. La musique étant partie intégrante de la mise en scène, il est fréquent que les personnages fassent quelques pas de danse qui se mêle naturellement à l’action, car indéniablement guidée par la musique. Il arrive même que les solistes – particulièrement le truculent Figaro – fassent preuve de dérision, voire d’autodérision, de leur chant parfois volontairement répétitif – l’hilarante scène du départ de Basilio (Acte II, scène 5) – ou exagérément lyrique – l’air "Ah ! Quel colpo" (Ha, quel coup ! – Acte II, scène 11). Il est certain que grâce à la sobriété de la mise en scène, subtilement accompagnée de la mise en lumière signée Joël Adam, la légèreté et le comique de la musique de Rossini réussissent le difficile alliage avec sa grande exigence vocale.
Le plateau vocal est splendide. La juvénile Rosina est interprétée par la mezzo-soprano Stéphanie d’Oustrac, avec la fausse naïveté – en réalité une charmante insolence – qui sied parfaitement à son personnage. Son excellente technique vocale offre au public des phrasés sublimes. Son aisance lui permet de mettre sans cesse en valeur la chaleur et la belle homogénéité de son timbre. Si l’on craint d’abord que la puissance du ténor Philippe Talbot ne suffise pas à son rôle de Comte Almaviva, il se montre très vite maître de sa projection, qu’il gère avec finesse, particulièrement dans ses aigus, clairs, mais jamais agressifs. Il s’avère être un très bon comédien, notamment lorsqu’il est déguisé en maître de musique (Acte II, scène 2) et qu’il travestit jusqu’à sa prononciation, avec un effet de cheveu sur la langue très convaincant sans porter défaut à la compréhension de son texte. L’autoritaire et paranoïaque Bartolo est chanté par le baryton Pablo Ruiz, dont on apprécie l’attention portée à la prononciation et l’on retient entre autres son air "A un dottor della mia sorte" (A un docteur de mon espèce – Acte I, scène 14). Le vilain maître de musique Basilio, incarné par la basse Mirco Palazzi, possède déjà une présence vocale qui capte l’attention, surtout par ses graves sombres propres à ce personnage vil et surtout vénal.
Enfin, Le Barbier de Séville ne serait pas Figaro s’il n’était pas Florian Sempey. Le baryton bordelais s’est fait du barbier un personnage cousu sur mesure : il ne faut attendre que la fin de son premier et célèbre air "Largo al factotum" (Place au factotum – Acte I, scène 3) pour qu’il soit ovationné. Du début à la fin de l’opéra, Florian Sempey est tant à l’aise, scéniquement et vocalement, qu’il est au-delà de l’interprétation : il est Figaro. Outre ses qualités interprétatives, les spectateurs peuvent apprécier son timbre puissant, le soin de sa diction, l’intelligence de ses phrasés et la maîtrise de ses vocalises. Il faut particulièrement se souvenir du superbe duo de Figaro et Rosina de la scène 13 de l’Acte I : diction parfaite, magnifiques intentions musicales, virtuosité semblant naturelle, excellente maîtrise vocale, juste interprétation scénique. Le public a ici tous les ingrédients pour le moment lyrique dont il rêve, et il le fait savoir par de chauds applaudissements.
Le Chœur d’hommes de l’Opéra de Marseille est très bien préparé par Emmanuel Trenque, faisant preuve d’une belle homogénéité et d’interventions scéniques plaisamment comiques. Si le son de l’Orchestre de l’Opéra de Marseille n’est pas étincelant, c’est justement parce que l’énergique chef Roberto Rizzi-Brignoli recherche le « Bel Suono » (le beau son) afin de donner une véritable personnalité à l’ensemble. Cette recherche est joliment réussie, les musiciens créant un son homogène d’une rondeur agréable. Les tempi ne sont jamais exagérés. Bien que le chef italien l’encourage souvent à avancer, l’orchestre ronronne sans excès, comme un personnage jovial aimant les beaux thèmes et les situations comiques : tel Rossini, tout simplement !