Bach en sept paroles – V. Des profondeurs
Pour cette cinquième étape dans le cheminement original au sein des quelques 200 cantates de Bach proposé par Raphaël Pichon, le jeune chef propose des œuvres faisant écho au psaume 130 du Livre des cantiques de la Bible : « De Profundis clamavi ad te, Domine » (« Du fond de l’abîme je t’invoque, ô Éternel ! »), psaume constituant une prière pour les morts traditionnellement récitée lors des obsèques. Mais ce psaume fait aussi partie des « Cantiques des degrés », lesquels contiennent une lueur d'espoir, voire évoquent un sentiment de joie. Le concert, tout empreint de gravité, fait donc aussi jaillir ici ou là des éclairs lumineux de foi, d’espérance, de sérénité, et offre des ambiances musicales contrastées entre les différentes cantates proposées ou au sein d’une même pièce.
Raphaël Pichon entremêle trois cantates de Bach (Aus der Tiefen rufe ich, Herr, zu dir - BWV 131 ; Gottes Zeit ist die allerbeste Zeit - BWV 106 ; Christ lag in Todesbanden - BWV 4) avec des œuvres de Nicolaus Bruhns (De profundis clamavi), Franz Tunder (Ach Herr, laß deine lieben Engelein), Dietrich Buxtehude (Klag-Lied - BuxWV 76). Le programme ainsi composé est à la fois riche, original, varié tout en gardant une forte cohérence.
Aucune sollicitation d’un art autre que musical pour ce cinquième concert du cycle : ni chorégraphie, ni projection de vidéos… Seule une spatialisation, sobre et efficace, vient rythmer le concert en mettant ponctuellement en lumière tel élément du texte, telle participation d’un soliste. L’espace central est bien sûr occupé par l’orchestre et son chef. Derrière eux, en arc de cercle, prend place un chœur de 14 chanteurs, solistes inclus. À gauche et à droite sont disposés deux plateaux surélevés sur lesquels les solistes s’avancent lorsqu’ils sont amenés à chanter un arioso ou un air. Et lorsque le baryton Tomáš Král chante le „Heute wirst du mit mir im Paradies sein“ (« Aujourd’hui tu seras avec moi au Paradis ») de la Gottes Zeit, il gagne une loge supérieure surplombant la scène, donnant ainsi la sensation d’une voix tombant du ciel, sans spatialisation définie.
Lorsque les solistes joignent leur voix à celles du chœur, ils se fondent naturellement et de façon très harmonieuse dans l’ensemble vocal, faisant entendre exceptionnellement et à dessein une phrase ou parfois un simple éclat vocal, un aigu, afin de mettre en lumière tel accent, tel mot. Dans ces conditions, et au regard de la logique qui de toute évidence sous-tend le concert – celle d’un véritable travail collectif –, les prestations solistes ne cherchent pas à se démarquer.
Signalons pourtant les belles interventions de Tomáš Král, remplaçant la basse Thomas E. Bauer (qui devait lui-même remplacer Christian Immler). Son phrasé soigné et son timbre clair sont bien appréciés, même si la voix (celle d’un baryton plus que d’une basse) manque un peu de projection dans le grave de la tessiture. Il n’interprète pas, d’ailleurs, le „Hier ist das rechte Osterlamm“ (dans la cantate Christ lag in Todesbanden), le baryton cédant la place à une basse qui puisse atteindre les notes les plus graves du cinquième verset (dans l’Alléluia final, par exemple). La basse Virgile Ancely (membre du chœur Pygmalion) ici sollicitée, fait mieux que tenir correctement sa partie, et il est surprenant que le programme ne mentionne pas son nom !
Maïlys de Villoutreys dispose d’une voix de soprano claire et agile et rend parfaitement justice aux pages qui lui échoient. La voix est souvent « droite » avec, en fin de phrases, un léger vibrato donnant aux lignes vocales une belle expressivité. Sa technique aguerrie lui permet d’effectuer vocalises et trilles avec précision, et la fin de son arioso de la Gottes Zeit „Ja, komm, Herr Jesu, komm !“, où la voix s’amenuise dans une vocalise à fleur de lèvres semblant suspendre le temps est de toute beauté.
C’est l’Anglais William Howard Shelton qui tient les parties d’alto. Son timbre chaud, velouté garde une égale beauté des notes les plus graves de sa tessiture (l’attaque du De profundis de Bruhns) aux plus aiguës (le Klag-Lied de Buxtehude). Il donne par ailleurs à cette page éplorée et douloureuse toute la gravité requise, par un chant sobre, plein d’émotion retenue, prenant appui sur un texte parfaitement déclamé.
Mais pour beaucoup, les plus belles prestations vocales de la soirée auront été celles du ténor belge Reinoud Van Mechelen, d’ailleurs fort applaudi. Non seulement la voix, parfaitement timbrée et projetée, est d’une grande beauté, mais l’expression à la fois sobre et touchante que l’interprète donne à son chant et aux mots qu’il dit est remarquable : ainsi pare-t-il l’air „Meine Seele wartet auf den Herrn“ (extrait de la cantate Aus der Tiefen rufe ich) de couleurs traduisant tout à la fois la douceur confiante et l’espérance craintive du narrateur, par un simple frémissement de la voix, un simple accent placé sur telle syllabe… Du grand art ! Reinoud Van Mechelen devrait exceller non seulement au concert, mais aussi à l’opéra, et on se réjouit de constater que son répertoire s’est récemment élargi aux rôles de Belmonte (L’Enlèvement au sérail) ou Gérald (Lakmé) : les répertoires mozartien et français semblent en effet particulièrement adaptés à son type de voix claire, douce et expressive.
L’amour que Raphaël Pichon et ses musiciens portent à ce répertoire se voit à chaque instant. Le chef dirige d’un geste sobre et efficace, et tire de son orchestre des sonorités magnifiques, des contrastes saisissants, des lignes tantôt épurées, tantôt nerveuses, dans une adéquation parfaite aux textes servant de supports aux différentes pages interprétées. Chaque pupitre se montre remarquable, des deux flûtes détaillant dans un duo tendre et doux, d’une impeccable musicalité, la Sonatina qui ouvre la Gottes Zeit à l’engagement des violons, sensible dès les premières mesures du De Profundis de Bruhns, ou au somptueux continuo formé par la viole, le violoncelle, la contrebasse, le théorbe, la harpe, l’orgue et le clavecin. Le chœur, d’une très belle homogénéité, se montre aussi brillant dans les chorals qui sous-tendent certains airs, ou dans la gravité et le recueillement de „Es ist der alte Bund“ que dans les flèches décochées à la gloire du Christ que constituent les Amen de „Glorie, Lob“ (Gottes Zeit) ou le virtuose Alléluia de « Christ lag in Todesbanden ».
Les musiciens reçoivent tous un accueil enthousiaste du public, qui de toute évidence attend avec impatience les deux derniers volets de ce cycle de cantates, aussi original que passionnant.