Yoncheva prend la Tosca ultra-classique de McVicar en direct du Met
L'éternel conflit entre les Anciens et les Modernes est indémodable et permanent à l'opéra (cf. les récents scandales autour de la Bohème dans l'espace, la Carmen de Bieito ou celle qui tue Don José, Don Carlos et tout Warlikowski, la plupart des productions d'Olivier Py, beaucoup de Guth, etc.). Mais à l'opéra, il y en a pour tous les goûts, la preuve avec cette nouvelle production de Tosca signée Sir David McVicar, plus classique que classique avec costumes d'époque et surtout les immenses décors de John Macfarlane inspirés par les monuments classiques romains. L'église du premier acte n'est que marbre et or, le bureau de Scarpia est à la mesure de son horrible occupant et du drame de l'acte II, enfin le dénouement se joue sur le toit d'une forteresse. Ce retour est d'ailleurs un choix volontaire du Met, pour retrouver les grâces d'un public échaudé par la dernière production de Tosca, signée Luc Bondy et accueillie par "une cacophonie de huées" in loco en 2009 (d'autant qu'elle succédait elle-même au classique des classiques : Zeffirelli).
Après une prestation en demi-teinte sur Don Carlos et son abandon après la première de La Bohème, Sonya Yoncheva (qui remplaçait Kristine Opolais initialement prévue dans cette production marquée par un jeu de chaises musicales) était très attendue, comme toutes les interprétations de celle qui fait partie des plus grandes sopranos au monde à l'heure actuelle, mais aussi en raison des inquiétudes suscitées par ses dernières prestations. Vocalement, cette Tosca est celle d'une Yoncheva presque guérie : assise sur ses médiums qui semblent toujours croître davantage, elle retrouve d'abord ses aigus avant que sa légère convalescence et l'importance de ce tout nouveau rôle ne fatiguent et ne refroidissent quelque peu la voix, vers un timbre métallique en approchant du dénouement final. Il n'empêche, l'Acte II lui appartient vocalement (avec un mémorable Vissi d'arte) comme l'Acte I lui appartient scéniquement : elle joue à la perfection ce rôle de diva jalouse, effrontée, hautaine mais passionnément éprise. D'autant que par nécessité et vertu, elle transforme sa légère fatigue vocale et son incarnation en un hommage à La Callas : par cette combinaison légendaire entre une voix poitrinée avec des aigus presque criés d'intensité (sauf dans le final de l'opéra où elle se referme, tend les mains vers l'avant et fait un simple pas, dans le vide).
Vittorio Grigolo (remplaçant Jonas Kaufmann) réalise lui aussi sa prise d'un rôle qui lui convient comme un gant. Au peintre Cavaradossi, il brosse un caractère amoureux et rebelle, cabotin et entier. S'il est très généreux vocalement, au risque des excès d'une voix projetée très en-dehors, il ne perd jamais le contrôle et il sait adoucir, alléger même en pleine intensité pour mieux repartir d'un élan fougueux.
En Scarpia, Željko Lučić (remplaçant Bryn Terfel) développe la grande prestance d'une incarnation et d'une voix qui portent à l'écran. Le Te Deum qui conclut le premier Acte est l'un des plus puissants tours de force exigé d'un baryton à l'opéra : le terrible chef de la police doit transpercer les chœurs et l'orchestre au grand complet, pleinement déployés. Si le Baron Scarpia est un peu couvert dans cet épisode diabolique, c'est en raison d'un medium construit plus en noirceur qu'en volume (faisant donc merveille dans tout le reste de l'opéra en présentant un personnage infernal à souhait : comme le dit l'expression, "qu'on adore détester, you love to hate him").
Les autres rôles sont très bien campés, vocalement comme scéniquement (la marque d'une direction d'acteurs, elle aussi classique et efficace). Christian Zaremba joue avec intensité un Angelotti émacié alors que sa voix de basse est ronde, répondant au Sacristain de Patrick Carfizzi et son timbre très concentré dans les graves. Cette rondeur est tranchée à vif dès l'entrée des différents sbires de Scarpia, de vrais sergents serpents.
Sous la baguette d'Emmanuel Villaume (remplaçant James Levine, qui devait lui-même remplacer Andris Nelsons jusqu'à des récents scandales), l'Orchestre sonne avec une rare opulence. Les tempi ralentissent autant qu'ils le peuvent pour accroître l'épaisseur des lignes et des timbres, mais sans amoindrir aucunement l'intensité. D'autant que les épisodes dramatiques savent aussi plonger dans une cavalcade investie et maîtrisée.
L'expérience d'un opéra au cinéma peut ainsi se définir par un sentiment d'étrange familiarité, avec d'autres avantages et d'autres inconvénients par rapport à l'expérience au théâtre. Le son, bien entendu, n'est pas le même. S'il est appréciable que les opérateurs n'aient pas souhaité monter le son à un volume trop fort, ce qui leur aurait permis de noyer artificiellement les tympans de l'assistance, le chant et les instruments paraissent toutefois un peu lointains hormis dans les graves bien portés par les caissons de basses (l'idéal pour les percussions et cuivres fournis du Met, comme pour les mediums de Yoncheva). Cela étant, la qualité exceptionnelle de cette expérience cinématographique repose sur la réalisation, millimétrée, magistrale, toujours juste et pertinente pour suivre la moindre action, le moindre geste, la moindre intention avec ces gros plans irremplaçables sur les personnages. Le choix des plans et de leurs enchaînements a visiblement été pensé par des artistes qui suivent les chants et contre-chants par des champs et contre-champs, jusqu'au zoom sur Yoncheva qui fixe la caméra, le spectateur et le drame droit dans les yeux.
La standing ovation dans la salle du Met entraîne même des applaudissements dans la salle de cinéma. Une expérience proposée par Pathé Live, à renouveler tout au long de la saison.