Katia Kabanova, femme libre à l’Opéra national de Lorraine
L’argument du livret, inspiré d’une pièce du dramaturge russe Alexandre Ostrovski, L’Orage, publiée en 1859, est le récit du désir de liberté et du dilemme moral de Katia Kabanova, épouse de Tikhon, belle-fille de la tyrannique Kabanikha, et éprise de Boris, neveu du riche commerçant Dikoï. Soutenue dans sa quête de liberté par Varvara, la fille adoptive des Kabanov, elle-même amante de Koudriach, instituteur, chimiste et mécanicien, Katia, dont les hallucinations mystiques et les fantasmes s’amplifient tout au long du livret, étouffe dans une société corsetée et sombre peu à peu dans la folie après avoir cédé aux avances de Boris et perdu sa bataille contre sa conscience et la morale qu’elle s’était imposée. Subissant l’opprobre de sa monstrueuse belle-mère, ayant trahi son mari, Katia finit par se suicider en se noyant dans la Volga, autre élément capital de l’œuvre.
La langue tchèque et sa prononciation caractéristique participent elles aussi de l’atmosphère tendue, bouillonnante de l’œuvre, les « ř » (comme dans le nom « Dvořák ») et les « š » résonnent comme les courants de la Volga, la mort (« smrt »), sèche, courte, cingle dans la langue tchèque comme elle aura raison de Katia.
La mise en scène de Philipp Himmelmann s’articule autour d’un gigantesque pan de mur, séparé par une traverse qui construit un étage supplémentaire. Le mur recouvert de papier peint reprend les standards esthétiques des années 1980, grosses fleurs blanches sur fond verdâtre. Mobile, le pan se déplace lentement de façon circulaire. S’y ajoutent progressivement plusieurs éléments de décors (signés David Hohmann), néons blafards, coffrets anti-incendie, radiateurs austères. Figurent également des objets métaphores de l’étouffement de la société : sorties de secours constamment closes, claustrophobie des ascenseurs qui permettent les entrées et sorties de scène, aquariums dans lesquels vivotent quelques poissons exotiques. Deux panneaux en tchèque renseignent sur la géographie de l’immeuble, du local à ordures aux interdictions diverses. Katia, sombrant dans la folie, frappe à toutes les portes de l’immeuble, sans que jamais l’une d’entre elles ne s’ouvre.
Sa rencontre avec Boris, dans l’embrasure d’une porte, et la concrétisation de leurs sentiments sont symboliquement représentées par un effet de court-circuit qui obscurcit la scène et cache ce qui doit rester secret. Précédant le suicide de Katia, la tempête aux splendides effets de lumière pour les éclairs, et de pluie continue à l’arrière de la scène, rassemble les locataires de l’immeuble soviétique dans le couloir. Succession de couleurs criardes, les codes vestimentaires de l’époque et de l’endroit sont respectés par les costumes de Lili Wanner. À l’exception de Tikhon, au complet gris classique, sous les traits du ténor Éric Huchet (à retrouver en interview), les personnages principaux sont eux aussi vêtus à la mode des années 80 en Europe de l’Est. Pour la cruelle Kabanikha, incarnée par la mezzo-soprano Leah-Marian Jones, cheveux prune, robe en PVC, veste fuchsia, pour Varvara, interprétée par la mezzo-soprano Éléonore Pancrazi, mini-jupe, débardeur aux motifs naïfs et talons hauts. Seule Katia, sublimée par la soprano Helena Juntunen, blonde et diaphane, porte une délicate robe rouge aux détails travaillés de dentelle.
Helena Juntunen est comme possédée par son personnage (comme elle l'était l'année dernière en Salomé à Strasbourg). Son jeu dramatique intensifie chaque sentiment de Katia, tantôt rêveuse et pleine d’espoir, tantôt défaite, anéantie. Sa perception fine du personnage lui permet de transcrire l’abandon à la rêverie dans des aigus doux, subtils, enveloppants, alors que les premières hallucinations de Katia lui font développer des aigus plus intenses, presque perçants, jetés au public dans un état d’hystérie qu’elle mime par ses contorsions et ses yeux écarquillés. Elle adapte son timbre selon que Katia est avec son amant ou son mari, douceur des aigus pour Boris, aigus plus intenses pour Tikhon, et dépasse la difficulté de la prononciation tchèque à la perfection, « r » roulés, « š » chuintants, diphtongues courtes.
Leah-Marian Jones est une extraordinaire Kabanikha. Odieuse, cruelle, tyrannique, elle ne se départ jamais de son sourire narquois, jusqu’au suicide de Katia. Elle crie, éructe, ordonne, commande, soumet son fils comme elle soumet Dikhoï. Sa tessiture lui permet de faire gronder sa voix dans les graves et de rendre de longs aigus, perçants, fendant l’air comme un soufflet.
Éléonore Pancrazi (qui chantait trois jours plutôt pour la demi-finale du concours Voix Nouvelle, et dont elle verra la finale) est une Varvara provocante. Femme libre, elle donne littéralement les clés de la liberté à Katia, usant constamment de sa voix chaude, en particulier dans les aigus, qu’elle tient sans faillir et agrémente de beaux vibratos.
Personnage falot sous la coupe de sa mère, le Tikhon d’Éric Huchet est au désespoir quand il doit suivre les ordres de sa mère et partir en voyage, abandonnant Katia. Malheureusement, si sa diction du tchèque est elle aussi impeccable, comme pour tout le plateau vocal, son timbre se fait trop sourd pour transcrire ce désespoir. C’est lorsqu’il se révolte, quelques secondes seulement, contre sa mère, et l’accuse d’être responsable du suicide de Katia, que sa voix gagne en force et en intensité.
Le ténor Peter Wedd est un touchant Boris. Son timbre riche, bien placé et puissant, articule sans difficulté les diphtongues tchèques, faisant presque tinter les « i ». Ses graves, lorsqu’il est accompagné d’Helena Juntunen, assurent une alliance parfaite avec les aigus de la soprano dans leurs promesses d’amour éternel.
Koudriach, amant de Varvara, est interprété par le ténor Trystan Llŷr Griffiths. Il dépasse, lui aussi, la difficulté du tchèque sur le seul air léger de l’œuvre, « Une jeune fille se promenait », par sa ligne vocale et son timbre chaud et vigoureux.
La voix de basse d’Aleksander Teliga sait rendre grâce au caractère de son bouillonnant Dikoï, usant de ses graves presque rocailleux pour marquer le mépris qu’il porte à son neveu, se lamentant, par le biais de sa ligne vocale impeccablement articulée, lorsque Kabanikha s’éclipse après l’avoir émoustillé. Le baryton David Ireland en Kouliguine, ami de Koudriach, déploie le temps de sa courte intervention de très beaux graves, bien vibrés et bien en place. La mezzo-soprano Caroline MacPhie interprète une Glacha devenue dans cette mise en scène femme de ménage au lieu de servante. Sa diction s’articule efficacement, ses aigus sont tenus de bout en bout alors qu’elle s’active, chiffon et produit nettoyant en main. Même efficacité pour la mezzo-soprano Marion Jacquemet qui incarne Fiekloucha, autre femme de ménage.
Le Chœur de l'Opéra national de Lorraine, sous la direction de Jacopo Facchini, excelle. Invisible, il pare ses voix, bien en place et puissantes, d’une atmosphère quasi-sépulcrale pour le long délitement de Katia, sonnant comme le glas au moment de sa mort. Fleuve russe par excellence, l’auditeur suit le cours de la Volga à travers la mélodie orchestrale, dont certaines phrases reviennent, lancinantes, tout au long de l’œuvre, et installent dès les premiers mouvements l’atmosphère suffocante de l’univers de Katia. Ils sourdent, puis s’élancent vers un timbre légèrement plus clair, jusqu’à devenir stridents, inquiétant sous les coups d’archet des violons. L’angoisse s’accentue par le biais des cordes graves des violoncelles et par les percussions. Le rythme aux accents slaves caractéristiques ralentit, l’orchestre se fait plus tendre à l’arrivée de Katia. Les oiseaux de sa rêverie pépient par le prisme du hautbois, le serment de fidélité de Katia à son mari résonne à travers les cuivres presque aigres, porteurs du sombre présage de mort de l’héroïne. À l’heure de la séparation de Katia et Boris, le violoncelle solo se fait tendre, soyeux par ses longs coups d’archets et ses vibratos, avant de porter les lamentations de Varvara par ses accélérations. Chaque instrument apporte donc une couleur supplémentaire aux personnages et aux scènes, et lorsque Katia confesse son infidélité, les cuivres menacent, les bois grincent presque.
Le public, conquis, offre de très longues acclamations et de retentissants bravi plus que mérités au brillant plateau vocal, au metteur en scène et à toute l’équipe technique qui arrive sur scène.