Fantasio à Rouen : le retour du fils prodigue
Ce retour aux sources aurait dû s'accomplir avec le tout premier opéra mis en scène par Thomas Jolly, créé sur la scène du Châtelet dans une production en prélude à la réouverture de la Salle Favart (production dont nous vous avons rendu compte et qui est à retrouver en vidéo), mais l'Opéra de Paris grilla la politesse à l'Opéra Comique en lui proposant entre temps de réaliser Eliogabalo pour ouvrir la saison 2016/2017 à Garnier (notre compte-rendu).
L'événement n'en demeure pas moindre, le public rouennais s'étant précipité pour acclamer l'enfant du pays (au point que l'Opéra de Rouen aurait pu remplir davantage que les trois dates proposées sur un opus pourtant peu connu). Les spectateurs ayant assisté à d'autres œuvres mises en scène par Thomas Jolly reconnaîtront assurément l'esthétique de cet artiste qui a déjà une signature identifiable (que son théâtre soit chanté ou non). La machinerie est parfaitement maîtrisée avec un ballet huilé d'impressionnants éléments scéniques, les lumières (d’Antoine Travert et Philippe Berthomé) sont cliniques et le nom du personnage principal est toujours épelé en lettres osseuses. Le jeu d'acteur est aussi impeccable, offrant aux chœurs comme aux solistes des déplacements à la fois stylisés et signifiants, renforçant la construction des personnages même pour un opéra-comique. Certes, Offenbach semble à première vue loin de Shakespeare ! Pourtant, Thomas Jolly a pu pleinement s'appuyer sur son travail théâtral car le genre de l'opéra-comique associe le chanté à la parole et le metteur en scène avait déjà intégré de la musique et du chant dans les tragédies anglaises. C'est donc sans doute pour prendre le contre-pied d'un Offenbach léger et facile que la production offre un plateau très stylisé et noir avec un peu de blanc. Ceci permet à Thomas Jolly de faire ressortir avec évidence le contenu nostalgique et politique de cette œuvre : le peuple est en noir, les personnages princiers ont droit à la couleur, le royal est blanc immaculé. Ainsi, l'habit coloré de Fantasio est-il en soi littéralement révolutionnaire, visant à empêcher le mariage arrangé et politique entre la Princesse Elsbeth et le Prince de Mantoue, mais aussi plus généralement à détruire les hiérarchies sociales en offrant les couleurs au carnaval du peuple.
Le premier personnage de cette représentation ne se situe pourtant pas sur scène, mais dans la fosse. L'Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie offre en effet une prestation exceptionnelle, incarnant la grande palette des caractères, des citations et des hommages qui fourmillent dans cette partition. Les valses sont viennoises (le chef d'orchestre Jean-Pierre Haeck vient de diriger cet ensemble dans le concert du nouvel an de Rouen qui mettait à l'honneur les célèbres valses viennoises des Strauss), elles sont aussi nobles et sentimentales que chez Ravel, l'orchestration est celle d'un riche élève de Berlioz, la musique s'anime comme Un Bal masqué ou une fête de La Traviata et l'ouverture de l'Acte III est portée par les cuivres de Wagner.
Le spectacle séduit par ces qualités scéniques et orchestrales ainsi qu'une direction d'acteurs investie et très interactive, au point qu'il ferait presque oublier les nombreux défauts qui entachent la distribution vocale. Le rôle-titre tout d'abord n'est plus tenu par Marianne Crebassa qui menait les représentations parisiennes. Le nouveau Fantasio est bien investi sur scène par Angélique Noldus, mais l'interprète commet plusieurs erreurs de texte au fil de la soirée, avec une voix assourdie à travers le jeu comme le chant (d'autant que l'organe fatigue clairement au fil de la représentation). Fort heureusement, le merveilleux air de "Ballade à la lune" lui permet de déployer une grande conscience de la phrase musicale (croissant et décroissant harmonieusement) et des aigus rapides mêlés aux bois râpeux orientalisants.
La Princesse Elsbeth (Sheva Tehoval) est aussi appliquée dans sa parole et son chant que dans son devoir à épouser un homme qu'elle ne connaît pas pour assurer la paix entre deux royaumes. Très rigoureuse sur le rythme de sa prosodie parfaitement homogène et cadencée (qu'elle soit parlée ou chantée), elle déploie de belles harmoniques en montant vers les aigus. Incarnant son père Roi de Bavière, Jean-François Vinciguerra déploie une belle voix rebondie de conteur mais son chant essaye trop d'imposer sa noblesse, en renforçant artificiellement des résonances graves absentes.
Dans la célèbre tradition théâtrale du Marivaudage, le Prince de Mantoue prend le costume de son aide de camp Marinoni afin de s'assurer que la princesse l'aimera pour ce qu'il est et non ce qu'il paraît. L'ironie d'Offenbach se fait alors mordante lorsqu'elle le rejette tout net. Pourtant, même dans la colère et la tristesse, le chant bien délié de Philippe-Nicolas Martin conserve sa noblesse à travers tout l'ambitus. Marinoni offre avec Antoine Normand la touche comique avec assurance dans l'attitude, la parole comme le chant (bien projeté mais un peu nasal et engorgé). Un comique poussé jusqu'aux bouffonneries de Boulevard (habituelles chez Offenbach) avec caleçon à pois et pantalon aux chevilles.
Bien qu'appliqué et appuyé Philippe Estèphe est un Spark (l’ami de Fantasio) peu sonore, court en souffle et pauvre en harmoniques à l'exception d'aigus bien couverts. Bien qu'ayant fait ses débuts lyriques en France, sa tendance à ouvrir toutes les consonnes rend très précieuse la présence de sur-titres (même pour un opus en français). Outre les petits rôles portés par le jeu, Alix Le Saux se distingue en présentant une Flamel proche de sa Princesse, distrayante par ses grimaces.
Le Chœur accentus offre enfin une prestation indigne de sa réputation pourtant méritée -d'habitude- de grande précision. Si les hommes offrent leurs voix monacales bien vibrées mais justes sur le chœur de Saint-Jean, la fin de leur intervention est complètement décalée avec la fosse, un travers qu'ils transmettent à leurs collègues choristes féminines qui rompent la poésie de leur beau passage de Parques, dans lequel elles tirent l'immense traîne de la mariée, marchant à reculons vers son destin.
La lieto fine, happy end, fin heureuse est souvent rapide à l'opéra, elle est même fréquemment précipitée dans les opus comiques, elle est ici fulgurante : à peine emprisonné, Fantasio s'échappe, et devient prince en rétablissant la paix (il lance un défi au prince de Mantoue, celui-ci refuse et décrète donc la fin des hostilités). La félicité universelle est célébrée par un peuple qui retrouve la couleur, tandis que le public de Rouen inondé par des confettis et les timbres de l'orchestre, offre un triomphe à la production.