Carmen à l’Opéra de Liège : « Less is more, mort is less »
Un véritable show à l’américaine, « where the sky is the limit ». Les pesants décors de Margherita Palli se posent en décalage absolu avec la finesse de la musique telle qu'elle est dirigée par Speranza Scappucci. Carmen risque encore de diviser !
Le public est enrôlé dans un péplum survolté et énergique dont la mise en scène signée Henning Brockhaus assume tous les clichés : Espagne flamenco, bar Western, maison close, vieux cirques de l’étrange mais aussi l’âme théâtrale de la Carmen originale. Les premières notes tombent déjà sur le martèlement des danseurs flamenco (loin cependant d'atteindre l’énergie madrilène). Suivent des voitures sur scène, attroupement de jupons, chiens dressés, acrobates, chorale d’enfants, dans un chaos que seule apaisera la musique et la prestation des chanteurs-acteurs.
D'autant qu'Henning Brockhaus est bien conscient de cette effusion visuelle, et comme pour la compenser par le musical, il dit lui-même vouloir « dépouiller l’œuvre de toutes les fioritures dont elle a pu se voir affubler » en revenant à la version opéra-comique (avec les intermèdes parlés originaux et non pas les récitatifs chantés ajoutés par Guiraud après la mort de Bizet pour transformer l'opus en grand opéra). Un retour donc à la pureté et vivacité de ce chanté/parlé qui offre aux chanteurs une belle palette de talents à fleurir (et une réussite musicale appréciable les yeux fermés). Ce retour est également une manière de toujours redonner la vie théâtrale au genre lyrique, par la parole, le jeu et le chaos des plus violentes actions humaines.
Sous la baguette de la très en vue Speranza Scappucci, la musique latine, sublime et complexe rayonne pendant trois heures d’une vivacité incroyable. D'autant que la partition trouve une brillance et une vélocité rare chez ses interprètes, à commencer par une Carmen à la mesure de la richesse du personnage : généreuse, féminine, forte et pointilleuse, presque hystérique, mais assumée : la mezzo-soprano Nino Surguladze brille d’un jeu naturel, exultant et surtout sensuel. Sa voix grave, lancinante et affirmée correspond au rôle, presque taillé sur mesure. Ronde et vive, la voix parfois un peu poussive avec son accent géorgien ajoute à la dimension exotique et au charme de la chanteuse. Une très belle incarnation de la liberté.
Victime de Carmen, Marc Laho, qui incarne avec simplicité et trempe Don José, amant presque érotomane, s’avère surprenant. Rien ne lui semble trop difficile, les aigus sont là (jamais poussifs), les graves sont ronds et profonds mais son naturel mélodique manque d’ornementations. Des regrets balayés par le contraste magnifique et la cruauté qu'il offre au dramatique Acte IV.
Second rôle féminin, Silvia Dalla Benetta, offre en Micaëla une performance vocale à la mesure de sa réputation. La soprano dramatique colorature trouve un champ musical d’une magnifique force, enivrante par ses aigus impeccables, d’une noblesse de jeu à la mesure du grand opéra, restant pourtant naturelle et d'une empathie redoutable. Un peu en retrait de par son rôle mais marquant par sa performance, Lionel Lhote assure une voix virile, à la mesure de son rôle de torero Escamillo. Une belle rigueur qui prend ses racines dans une voix vibrante et d’une puissance assez remarquable.
Petit changement de dernière minute dans la distribution du rôle de Frasquita, originellement prévu pour Natacha Kowalski, celle-ci, malade, a du laisser Alexia Saffery, chanteuse des chœurs, prendre la partition. L'occasion pour elle de recueillir un très beau succès. Elle étonne presque avec une voix d’une clarté rare, des aigus perçants sans effort et une énergie confiante. Sa comparse de jeu et de bohème, Alexise Yerna que l’on ne présente plus aux habitués lyriques de Liège, toujours avec une voix colorée et bien définie, semble pourtant un peu poussive, de voix et de jeu. Investie dans l’univers théâtral du cirque, c’est presque grimaçante qu’elle joue Mercédès.
Autre habitué de la scène liégeoise, Patrick Delcour semble agacé. La voix est détachée, malgré une diction parfaite et appuyée, les lignes ne décollent pas pour le Dancaïre. À l'inverse, heureuse surprise encore, le retour en force de Roger Joakim, un peu effacé lors des dernières productions liégeoises, qui semble sur la scène de Carmen retrouver une énergie et un jeu assumé et surtout amusé avec son Zuniga.
Avec la très belle énergie des chanteurs et de l’Orchestre rendant un son déployé, complexe et moderne, Carmen, pièce incontournable du grand opéra, trouve sa noblesse, dans la musique au moins.