Divine Adriana Lecouvreur à l’Opéra de Saint-Étienne
En 1717, la Comédie Française accueille une nouvelle sociétaire qui marquera son histoire : Adrienne Lecouvreur (1692-1730). Comme souvent à cette époque, la comédienne est connue pour ses charmes et ses nombreuses affaires amoureuses. L'une fut particulièrement croustillante : son amour pour le Comte Maurice de Saxe et sa rivalité avec Françoise de Lorraine, Duchesse de Bouillon. Il n’en fallait pas davantage pour qu’Eugène Scribe (1791-1861) et Ernest Legouvé (1807-1903) s’en inspirent pour écrire une pièce de comédie-drame en 1849.
Malgré ses carrières de pédagogue et de directeur de conservatoires, Francesco Cilea (1866-1950) ne connaît qu'en 1897 un premier succès national avec son troisième opéra, L'Arlesiana. Au lendemain de la création, encouragé par le succès, il a l’idée d’adapter Adrienne Lecouvreur dans un opéra en italien. Malgré quelques désaccords avec son nouveau librettiste Arturo Colautti (1851-1914), l’œuvre, en quatre actes, est créée au Théâtre Lyrique de Milan le 6 novembre 1902. Triomphant internationalement, cet opéra fut le seul de Cilea qui soit resté au répertoire. Outre son argument autour de la figure légendaire d’une des plus grandes divas de la scène parisienne du XVIIIe siècle, Adriana Lecouvreur est une véritable synthèse de la tradition lyrique italienne, particulièrement du vérisme – un mouvement italien de la fin du XIXe s. s’inspirant du naturalisme littéraire français.
L’Opéra de Saint-Étienne, en co-production avec les Opéras de Monte-Carlo (où nous avons couvert cette production) et de Marseille, confie la mise en scène d’Adriana Lecouvreur à l’italien Davide Livermore, qui en délègue la réalisation à la jeune Alessandra Premoli. Avant même le commencement, le public s’installe devant une projection de l’affiche d’Alphonse Mucha (1860-1939), à l’origine représentant la comédienne Sarah Bernhard (1844-1923) en Princesse Lointaine – pour la représentation de la pièce éponyme en 1897), mais avec le nom d’Adriana Lecouvreur. Puis avant le premier accord de l’orchestre, apparaît un comédien-bouffon qui annonce « Bienvenue en 1914 ! ». Le public est ainsi prévenu : l’argument est ce soir transposé au tout début de la Première Guerre mondiale et l’héroïne en sera une autre grande comédienne parisienne. Il est vrai que Sarah Bernhardt a interprété l’héroïne du drame de Scribe dans un film muet (présumé perdu) réalisé par Henri Desfontaine et Louis Mercanto en 1913. Sauf quelques anachronismes lorsque le Prince de Bouillon flatte Maurizio, Comte de Saxe, sur ses exploits militaires à Courlande (1711), la transposition fonctionne relativement bien. Il est toutefois un peu étrange que la fête chez le Prince se fasse au milieu d’un hôpital militaire, en référence à la visite sur le front en 1916 de « la Divine ». Sans connaissance de la vie de la comédienne, amputée de la jambe droite en 1915, il est aussi peu évident de comprendre pourquoi elle doit s’installer une jambe articulée lors de l’acte final.
Excepté pour l’acte III, chez la Duclos – comédienne invisible de la Comédie Française – où une grande cheminée est encadrée de deux hautes fenêtres, les décors créés par le studio Giò Forma s’articulent autour d’un double plateau tournant : un anneau extérieur où évoluent accessoires et personnages, et un grand plateau central qui accueille une scène d’un petit théâtre à l’aspect sombre et fort abîmé. L’utilisation de ces plateaux pivotants sert très utilement l’acte I, invitant ainsi le public soit dans la salle du théâtre soit dans les coulisses. L’anneau extérieur permet d’empêcher un certain immobilisme, qui aurait toutefois été appréciable par moments pour se concentrer davantage sur les voix, surtout lors du premier acte. S’il y a beaucoup de mouvements sur scène au commencement de l’œuvre, il semble qu’ils laissent ensuite place à davantage d’expressivités et d’émotions, jusqu’aux très beaux passages de l’acte IV, les chanteurs semblant effectivement de plus en plus à l’aise. Il faut encore saluer la beauté des costumes, très caractéristiques de la fin de la Belle Époque avec strass et plumes, dessinés par Gianluca Falaschi.
Si le temps semble déjà se suspendre lors du premier air d’Adriana « Io son l’umile ancella » (Je suis l’humble servante), c’est surtout dans ses airs suivants, particulièrement de l’acte IV, que Béatrice Uria-Monzon réussit cette prise de rôle en incarnant véritablement la diva, jusqu’à devenir fort touchante dans son air de plainte « Poveri fiori » (Pauvres fleurs) de l’acte IV. Son duo de l’acte II avec Maurizio ne manque pas de puissance. Celui-ci est interprété par Sébastien Guèze, au timbre et au physique charmant. La voix semble d’abord se forcer dans les passages forts et surtout les aigus, dont la justesse fait alors fort défaut. Mais sa voix paraît simplement avoir besoin de temps de chauffe et la ligne devient bien plus stable à partir de l’acte III. Il est alors convaincant et touchant, particulièrement dans ses piani, et impressionnant dans sa maîtrise du souffle, notamment lors de son air triomphant de l’acte III.
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Le public montre lors des saluts le plaisir qu’il a eu d’entendre Marc Scoffoni en régisseur Michonnet au grand cœur, secrètement épris d’Adrienne. Sa voix bien projetée est dotée d’un timbre très agréable et aidée d’une diction superbe. Il est capable de travestir sa voix sans souci, imitant avec malice par exemple la princesse, ce qui ne manque pas d’amuser son auditoire. La belle basse Virgile Ancely interprète avec autorité et profondeur le Prince de Bouillon, accompagné de son fidèle Abbé de Chazeuil, confié au très bon comédien Carl Ghazarossian. Son timbre tout particulier de ténor de caractère (le registre de l'anti-ténor héros) est toujours très bien maîtrisé mais il est dommage qu’il ait un peu de mal à passer la fosse. La Princesse de Bouillon de Sophie Pondjiclis dispose de graves chauds et sonores, mais d'aigus âpres à la sonorité parfois dérangeante. Enfin, le quatuor des amis sociétaires de la Comédie Française, constitué de Cécile Lo Bianco, Valentine Lemercier, Mark van Arsdale et Georgios Iatrou, souffre d’une certaine hétérogénéité : malgré des voix toutes belles, leur diction et leur synchronisation font défaut, d’où des ensembles brouillons et incompréhensibles.
Les gestes amples du chef italien Fabrizio Maria Carminati exhortent sans cesse les chanteurs et les musiciens de l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire à une intensité puissante. Le premier acte accuse alors d’un orchestre un peu trop présent, mais l’équilibre se fait rapidement. Avec ses cuivres terribles, la masse orchestrale est puissante et étincelante. Elle sait toutefois se faire très chantante, avec entre autres de très belles phrases des violoncelles et un superbe solo du premier violon Lyonel Schmit, affirmatif à souhait. Il ne faut pas oublier le beau ballet de l’acte III, « Le Jugement de Pâris », chorégraphié par Eugénie Andrin, qui reprend les gestes secs et impulsifs, aux courbes cassées, de Vaslav Nijinski. Il semble même qu’il y ait des références parodiques à la Danse sacrale du Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky (1882-1971), créé au Théâtre des Champs-Élysées en 1913.
Les références sont sans doute nombreuses, mais le spectateur stéphanois sait apprécier l’audace de la mise en scène, la grande qualité des décors et des costumes et évidemment l’intense musique de Cilea.