Un Requiem d'Enfers et Degout à Versailles
Tambours et chœurs résonnent depuis les coulisses supérieures, surplombant les spectateurs depuis le lointain, les plongeant ainsi dans ce programme et dans les Enfers (comme si le public était tombé dans une fosse et entendait les échos lointains d'un Paradis perdu).
Stéphane Degout, narrateur/tragédien, héros vocal et théâtral de la soirée fait une entrée tonitruante, comme à son habitude. L'interprète déploie son volume sonore explosif avec toute la noirceur métallique d'un timbre puisé dans les Tartares. La voix et le regard installent immédiatement les Enfers de ce concert Requiem imaginaire, le baryton y mène l'auditoire, s'imposant en Pluton, Charon, Cerbère presque. Tant d'intensité physique et vocale suscitent l'inquiétude dramaturgique que doit inspirer son personnage infernal, mais aussi une inquiétude quant à l'endurance d'une voix ainsi poussée aux extrêmes. Mais Degout assume cette intensité sans faiblir (de très bonne augure pour la prochaine grande étape de cette voix : le répertoire Verdien avec Don Carlos à Lyon, mais également pour la suite : la noirceur des Enfers le préparant à passer de l'épris Pelléas au tortionnaire Golaud). Surtout, l'intensité affermit, comme à son habitude, une prononciation modèle (avec notamment ses nasales chaudes, ses "eu" très fermés, ses "u" lippeux, autant de voyelles lancées par le grand équilibre des consonnes percussives et tant d'autres beautés travaillées pour rendre leur délicatesse naturelle, même dans le fortissimo).
L'Ensemble Pygmalion illustre et s'inscrit dans le modelé de cette voix, comme de cette histoire imaginaire, inventée en associant des airs extraits de différents opéras, signés Rameau et Gluck pour la plupart, mais également avec des incursions chez Jean-Féry Rebel, Marc-Antoine Charpentier, Jean Gilles et Michel-Richard de Lalande. L'orchestre déploie de terribles bouillonnements de grosses caisses avec machine à vent et plaque à éclair, jusqu'au son aigrelet du piccolo. Mais de l'Enfer au Paradis, il n'y a qu'un pas, en passant par le purgatoire : les terreurs bruitistes et brutales se marquettent de silence et s'apaisent en de nobles stases. Le mérite en revient notamment au passage de relais entre des cuivres naturels bien grinçants et la flûte très boisée. Il faudrait également parler de l'immense longueur de souffle déployée par le riche pupitre de quatre bassons, mais hélas, ils se bouchent et partent en couacs.
La période classique était friande de ces œuvres "imaginées", recomposant un spectacle en compilant des extraits d'autres opus (genre qui fut récemment illustré avec un opéra imaginaire donné à Montpellier et aux Champs-Élysées). Mais le programme imaginé ce soir ajoute donc un puissant oxymore : un Requiem infernal ! Les péripéties de la descente aux Enfers sont en effet organisés en suivant le plan de la liturgique Messe de Requiem : Introït, Kyrie, Graduel, Séquence & Offertoire, Communion. Tout au long de ce trajet terrible (mais qui le mènera vers une "douce mort sacrificielle" et le "panthéon des divins héros aux failles trop humaines"), Stéphane Degout vogue sur le fleuve orchestral à la rencontre des très justes échos du chœur lui chantant le Requiem, le Dies Irae et le Pie Jesu.
Degout inspire également les autres solistes sur son chemin, enrichissant notamment les graves déjà assurés d'Arnaud Richard en Pluton. Hélas, le tragédien n'inspire nullement le chevalier danois, ni les Parques (mais comment influencer ces personnages mythologiques qui sont les maîtresses de la destinée ?).
Dans le rôle de Phébé, Eugénie Lefebvre est encouragée à élargir une voix très sonore sur le medium aigu, placé et vibré avec des accents soudains, fouettés d'impulsivité. Une interprétation quelque peu regrettable en ce que seule la soprano -hormis Degout- dispose d'un grand air soliste (tiré d'Armide composé par Lully). D'autant plus regrettable qu'elle sait également offrir, quelques pages avant cela, une douceur digne de son autre personnage, le Premier Songe.
Le voyage s'achève donc par la grâce d'une Communion, qui est aussi celle du chant, des instruments et du public. Portés par les acclamations Versaillaises qui résonnaient dès l'entracte, les interprètes offrent pour bis héroïque "La Gloire vous appelle" des Indes galantes, une prestation saluée par le tonnerre du public tapant des pieds, dans un boucan d'Enfers !