Le Prisonnier et L'Enceinte à La Monnaie : au-dessus d’un nid de coucou, les aigles rôdent
Passionnants livrets que ceux d’Il Prigioniero & Das Gehege. Derrière la simplicité de l’argument de chaque opéra, dont les mots sont tissés de violence, terreur, tourment et solitude, une merveilleuse complexité se met en place. Le premier raconte l’histoire d’un homme dans le couloir de la mort, torturé jusqu’à la fin par la fausse promesse de liberté de son geôlier, le second, la libération d’un aigle de zoo par une femme, qui finalement le met au défi par fascination érotique et finie maculée de sang, enfermée à son tour.
Deux thèmes de deux époques différentes car Luigi Dallapiccola conçoit cet opéra en 1949, un plaidoyer musical contre la tyrannie et une inquisition médiévale, jumelle du nazisme, et un combat femme-aigle héraldique, très connoté. S’installe alors une « violence des hommes », puis une « violence de la femme ».
Le décor d’une simplicité remarquable est signé Martin Zehetgruber. Des cages, gigantesques à perte de vue coupent l’auditoire de la scène, troublant les limites de cet espace imposé, à se demander finalement qui est du bon côté de cette cellule. Des lumières crues, sans pitié et des effets stroboscopiques rappellent l’analyse de Muybridge et de ses vols d’oiseaux, rôdeurs et témoins de la lente mort du prisonnier.
Pour questionner, détruire et régner sur le tumulte du mental, la musique de Luigi Dallapiccola se veut dodécaphonique (usant alternativement des douze demi-tons de la gamme). Déconstruire à l’oreille ce qui est acquis, connu, créer la chute des repères. Une nudité organique qui sous la direction musicale de Franck Ollu, prend une forme tant masculine, que féminine et animale. Musique nerveuse, plaie à vif, régie par la douleur lancinante et régulière d’un rythme atonal et à intervalles analogues, la déconstruction est totale. L’Orchestre symphonique de la Monnaie rend à la partition une vivacité d’une très grande amplitude, magnifiée par la présence vocale d’interprètes rigoureux et surtout très libres.
Libres en effet, car la grande difficulté, au-delà du dodécaphonisme de la partition, repose sur le jeu scénique. Presque théâtrale, la distribution des deux opus est très simple, presque intime. Pour Le Prisonnier, la force de Georg Nigl repose sur sa versatilité, sa puissance théâtrale et sa voix d’une grande adaptabilité. Connu du répertoire classique comme des productions contemporaines, difficile d’oublier le naturel et la qualité du moindre effort dont Georg Nigl peut faire part. Sa voix de baryton, remarquable, rend au dramatique une tonalité d’une très belle finesse. Tout sonne vrai, et sa prestation physique, à la limite de la performance, force le respect.
Jouant la mère mais aussi le rôle solitaire de la femme dans « L'Enceinte », Angeles Blancas Gulin fait partie de ces artistes investis, révolutionnaires, dont la qualité vocale et scénique permet une confiance, une prestation démesurée, grâce à une connaissance presque suspecte de la folie et une compréhension totale des sentiments refoulés. Renforçant l’effet cathartique des deux opus, Angeles Blancas Gulin livre une performance marquante, inoubliable.
Autre rôle surprenant, celui de l’inquisiteur et geôlier tenu par John Graham-Hall. Ténor aux vibratos mémorables, il incarne l’homme machiavélique dont les défauts faits de perfidie, de vices et de cruauté dessinent des angles théâtraux d’une grande force. Voix coupée, parfois assonante et tirée dans les aigus, les graves se font des vibrations sonores.
Julian Hubbard, ténor et Guillaume Antoine, basse, à rôles égaux incarnent tous deux les premier et deuxième prêtres, rôles de conclusion funeste. Certes un peu effacés de la pièce par une distribution inégale qui leur confère une apparition brève, l'auditeur notera toutefois une belle vivacité de voix pour Julian Hubbard, appuyée et puissante. Touchant à ce point à l'évidence, l'union de ces deux opéras est peut-être appelée à rester dans le répertoire en diptyque.