Alcione de Marin Marais : l'esprit baroque réinventé souffle le Théâtre de Caen !
Alcione est une tragédie lyrique écrite en 1706 sur un livret d’Antoine Houdar de La Motte. Véritable succès, donné à l’opéra de 1706 à 1771 sans interruption ainsi qu’à la cour du Roi Soleil, il fut oublié et jamais rejoué, jusqu'à 2017, lors de la réouverture de l’Opéra Comique de Paris. Ce choix est dû au gambiste et chef d’orchestre Jordi Savall qui avait déjà contribué à la remise à l’honneur de ce compositeur français, élève du grand Lully, avec le film Tous les matins du monde, en réalisant notamment la bande-son.
Dans Alcione, tous les protagonistes et les ingrédients du baroque sont présents : des Dieux, des amants, des jaloux, des magiciens aux pouvoirs plus ou moins maléfiques, des furies, des tempêtes, des éléments qui se déchaînent. La tragédie est écrite en cinq actes et s’inspire du mythe de Ceix et Alcyone des Métamorphoses d’Ovide. Ceix, roi de Trachines, tombe amoureux d’Alcione, fille du Dieu des vents et décide de l’épouser. Mais cela ne semble pas plaire aux pouvoirs divins ainsi qu’à certains jaloux dont l’ami de Ceix, Pélée, lui aussi amoureux d’Alcione. Les catastrophes se succèdent après les noces du couple : destruction du lieu du sacre, Enfers, tempêtes, naufrage, tous ne souhaitent que séparer les deux amants. Qui sera victorieux : le chaos et la mort ou la vie et l’amour ?
« Sonner authentique, ne pas faire semblant pour transmettre l'émotion » explique Jordi Savall. Telle semble être la première mission de cet opéra : exprimer les sentiments humains, donner un sens poétique aux personnages, exprimer des passions fortes : l’amour, la haine, la jalousie, la colère, la clémence. Pour moyens, une écriture musicale expressive qui sublime le chant avec de nombreux airs tout au long de la partition, comme le duo des amants au sentiment de tristesse extrême avant leur séparation « Qu’est devenu l’espoir qui séduisait nos cœurs » ou encore l’air de désespoir d’Alcione à l’acte IV « Amour, cruel amour, sois touché de mes peines, écoute mes soupirs et vois couler mes pleurs. »
Avec Marin Marais, l’art est au service de l’expressivité. Son style est moins « pompeux », moins inspiré par le style versaillais que son maître Lully. C’est avant tout un gambiste. La viole de gambe est un instrument doux et délicat, très expressif, certainement l’un des instruments les plus proches de la voix humaine. D’ailleurs, un de ses recueils de pièces pour viole porte le titre « les voix humaines ». C’était donc tout naturel que Marin Marais fasse du chant le reflet fidèle de son instrument et touche ainsi public d’hier et d’aujourd’hui. La viole de gambe est omniprésente dans le continuo, parfois seule ou juste doublée avec l’archiluth dans les moments les plus dramatiques et poétiques de l’acte IV. Jordi Savall lui rend hommage en la mettant sur scène dans la scène cruciale du sommeil avec un éclairage et une scénographie proche d’un tableau de Vermeer. Alcione s’endort aux doux sons de la viole avant les songes funèbres et la vision de la tempête en mer.
Comme autre moyen expressif, l'écriture contrastée, surprenante, divertissante fait se succéder de nombreux divertissements, des moments propices à la danse, au chœur, aux passages orchestraux narrant avec impétuosité les déferlements des éléments et des catastrophes (comme par exemple et notamment la tempête portée par les cordes et les percussions faisant frémir de peur, l’étrange éoliphone, machine transportant l'auditoire dans un tourbillon de vent tandis que le chœur métamorphosé en furies envahit les loges du public).
Pour la mise en scène et la chorégraphie, la facilité aurait été de rester fidèle aux fastes de l’époque du roi Soleil. La metteure en scène Louise Moaty et la chorégraphe Raphaëlle Boitel s’en éloignent complètement par une vision moderne du baroque, très créative et réussie. Dès le lever de rideau, le spectateur découvre un univers original où le cirque fait irruption dans un décor évoquant le monde de la marine. Le plateau noir est occupé par des cordes, agrès, poulies, mâts. Des structures mouvantes permettent de suggérer une nef de temple ou d’église (acte II, scène du mariage) avant d’être détruite pour sombrer dans le monde des Enfers et devenir les vagues du dernier acte après le naufrage. De grandes toiles se transforment pour figurer d’abord le temple de Junon à l’acte IV puis les voiles du navire derrière lesquelles on devinera, telles des ombres chinoises, la violence de la tempête. L’espace s’habille, se change, en perpétuelle mutation. Louise Moaty fait vivre l’espace et le rend fluide, aérien : elle remplace les machineries des théâtres du XVIIIème siècle par un subtil jeu de cordages.
Mais le mouvement ne s’arrête pas là. La présence de danseurs, acrobates, grimpeurs attire constamment l’œil du spectateur ébloui. Les chanteurs devenus danseurs s’unissent aux acrobates qui s’élèvent dans les airs, suspendus à des cordes, exécutant avec brio multitudes de sauts, voltiges, catapultes et plongeons. Mais aucune acrobatie n’est gratuite, toutes sont là pour renforcer encore une fois l’expression d’un sentiment ou d’une atmosphère particulière.
Le pari de faire un baroque moderne est aussi réussi grâce aux magnifiques éclairages d’Arnaud Lavisse et aux costumes d’Alain Blanchot. Les coupes de ses tenues sont modernes, les couleurs acidulées rappelant la palette d’un peintre de l’époque de Marin Marais, les matières sont choisies avec goût.
Par moment, l’action, le mouvement s’arrêtent pour faire place à une évocation picturale : choix des poses des personnages, éclairage, assemblage des costumes ne sont pas sans rappeler certains tableaux de Rubens, Poussin ou Caravage. Comme dans le Prologue où Apollon est suspendu dans les airs avec une pose « christique » ou bien avec l’utilisation du clair-obscur pour la scène des Enfers. Ainsi, un nouvel esprit traverse ce vieil opéra.
La Réussite doit aussi beaucoup à une belle pléiade de jeunes et talentueux chanteurs, formant une belle cohésion. Lea Desandre interprète le rôle-titre d’Alcione. Sa voix assurée, à l’articulation expressive, ses sons vibrés avec un contrôle permanent, le dramatisme apporté à toutes ses interventions mais aussi sa jeunesse et son physique donnent la profondeur nécessaire pour interpréter à la fois la fragilité du personnage et aussi sa colère face à son destin.
Son amant et futur mari Ceix est interprété par le ténor Cyril Auvity. Son émission vocale est naturelle, sa déclamation impeccable, ses aigus sont éclatants. Son chant est limpide, d’une grande expressivité et s’affirme surtout au cours de la deuxième partie.
Son ami Pélée, jaloux car lui aussi amoureux d’Alcione, qui le trahira, est interprété par le reconnaissable baryton-ténor Marc Mauillon. Il campe un personnage d’une grande sensibilité, complexe et tourmenté. Grâce à une palette vocale fournie, un timbre de voix lumineux, une diction parfaite avec des nasales bien mises en valeur, il y réussit fort bien.
Lisandro Abadie chante à la fois le rôle de Pan dans le Prologue et le rôle du magicien Phorbas. Là aussi, le timbre grave de sa voix, la diction parfaite, l’articulation expressive et son aisance scénique lui permettent d’interpréter avec justesse ce personnage jaloux et maléfique. Sa complice lors de la scène des Enfers est la magicienne Ismene interprétée par Jeanne Lefort. Sa voix de soprano est claire, très compréhensible, elle ornemente facilement sa ligne mélodique et son jeu scénique est adapté à ce personnage maléfique.
Antonio Abete qui chante tout d’abord le rôle de Tmole, le grand prêtre du Prologue puis le rôle de Neptune dans la scène finale, est certainement le chanteur le moins à l’aise dans cette production. Sa voix ne porte pas beaucoup, les aigus semblent parfois difficiles, le vibrato pas toujours contrôlé et la diction est parfois difficile à suivre, ce qui prive son personnage de l’autorité attendue.
À ceux-ci s’ajoutent plusieurs chanteurs issus du Concert des Nations : Sebastian Monti déployant un Apollon éclatant, Yannis François un matelot virevoltant, Hanna Bayodi-Hirt, une prêtresse convaincante, Maud Gnidzaz et Lise Viricel deux jeunes sopranos prometteuses forment avec Lea Desandre des trios touchants et gracieux, sans oublier le haute-contre au timbre pur et puissant, Gabriel Jublin.
Tous les chanteurs, aussi bien les solistes que les chœurs sont autant à l’aise avec leur voix qu’avec leur corps. Ils sont en osmose parfaite avec les danseurs et les acrobates au point qu’à certains moments, les chanteurs se confondent avec les danseurs, accrochés les uns aux autres pour suggérer des vagues ou former des monticules humains aux Enfers ou encore dans le final aux allures de danses et cavalcades improvisées.
La direction musicale et l’orchestre sont assurés par Jordi Savall et le Concert des Nations. Cet ensemble est fourni en instruments anciens aux riches couleurs qui contribuent à accentuer les contrastes ou diversifier l’instrumentation selon l’expression recherchée. Le continuo est particulièrement riche : viole de gambe, basse de violon, archiluth, théorbe, guitare et clavecin. La direction de Jordi Savall est vigoureuse et efficace. Dès l’ouverture, le chef installe une dynamique, une solidité que l’on pourrait qualifier de terrestre, comme pour contrebalancer une mise en scène très aérienne.
Le dernier chœur de l’opéra clame « le triomphe de ces amants » auquel répond celui d’un public conquis et ébloui !