Une Forêt monteverdienne à la Philharmonie de Paris
Une interprétation intégrale du livre s'avérant bien trop longue, l'ensemble a choisi huit pièces qui représentent les quatre parties de cette œuvre. Ces parties correspondent en fait à quatre moments musicaux différents dans la vie quotidienne des fidèles de ce début du XVIIè siècle puisqu'elles contiennent des pièces aux usages spécifiques. Mais même classées par genres et usages, peu de choses séparent ces œuvres, car toutes sont marquées par l'innovation stylistique propre à Monteverdi : la présence conjointe, bien qu'opposée du « style ancien », hérité de la polyphonie de la Renaissance et du « style moderne » cherchant avant tout à représenter le texte par toutes sortes de moyens musicaux, avec le soutien de la basse continue.
Dès la première page, la « Forêt morale et spirituelle » lève le rideau sur la pratique des madrigaux spirituels chantés en privé ou en public par les fidèles, durant les temps de pénitence. N'ayant aucune fonction liturgique, ces pièces visaient à fortifier la foi des chanteurs et auditeurs autant qu'à les divertir. Ce premier tableau prend la courbe contrastée de la canzonetta à trois voix sur un poème anonyme : « Chi vol che m'innamori ». Déjà, l'alliance des paradoxes, si propre aux contrastes du langage baroque se fait entendre : la courbe mélodique descendante pleure la brièveté de la vie terrestre, pour être subitement remplacée par un thème enjoué et dansant qui chante la joie de la renaissance. De l'un à l'autre, le contre-ténor italien Carlo Vistoli fait teinter sa voix claire, imitant à merveille l'air larmoyant en déformant les traits de son visage, tandis que Cyril Costanzo surprend par le vibrato profond de sa voix de basse. En guise de conclusion méditative, la harpiste Nanja Breedijk ferme délicatement le rideau. Celui-ci se rouvre sur le madrigal « E questa vita un lampo » écrit pour cinq voix. Composé sur un poème d'Angelo Grillo, poète contemporain de Monteverdi, ce madrigal livre une réflexion sur le temps qui passe. La pièce, aussi courte qu'un éclair adopte tous les traits de l'écriture madrigalesque qui représente le sens du texte. Dès le premier vers, les voix fusent l'une après l'autre en s'imitant, décrivant ainsi ce temps vécu à peine apparu, et déjà révolu.
Quittant ces discours « moraux », le maître de chapelle qu'est Monteverdi, dédie une partie entière au temps liturgique qu'est la messe. L'ensemble en livre l'une des pièces les plus remarquables, le Gloria à 7 voix. Choisie comme ouverture du concert, cette pièce emplit tout l'espace de la salle Boulez, lui prêtant un semblant d'acoustique de la Basilique Saint-Marc. Impressionnante de virtuosité, elle donne à voir toute la technique et l'ampleur vocale de chaque chanteur : Emmanuelle de Negri et Lucia Martin-Carton brillent par leurs vocalises qui descendent en cascades, tandis que Carlo Vistoli et le ténor Cyril Auvity redoublent d'ardeur et de virtuosité pour faire ressortir les teintes claires de leurs voix, entourés du ténor Reinoud Van Mechelen, plus discret mais dont le timbre léger est bien présent. Sans transition, la solennité succède à l'agitation presque frénétique, renvoyant clairement au style moderne, foisonnant d'affetti (affects). Assis au centre de la scène, entre un orgue positif et un clavecin, William Christie surprend par son efficacité tout en dirigeant les chanteurs par des gestes très simples. En accord avec les changements fréquents de tempo, l'interaction des continuistes ne fait jamais défaut, le théorbiste Thomas Dunford regardant de tous côtés et échangeant fréquemment des regards et hochements de tête avec Douglas Balliett, au violone (grande viole, aussi grave que le violoncelle).
Après le temps de la messe vient l'office du soir, les vêpres, auxquelles Monteverdi dédie de nombreux motets concertants dans la troisième partie de son Selva Morale. Là aussi, le compositeur fait de nombreuses incursions dans le style madrigalesque alors qu'il s'agit d’œuvres sacrées. En effet, l'exubérance des figuralismes (figures musicales qui représentent le texte) est bien présente dans le Salve Regina à deux voix, chanté par Cyril Auvity et Carlo Vistoli. Au verbe « crions », l'intensité se fait plus forte, tandis que le mot « sospiro » devient halètement en demi-souffle au sortir de la bouche des chanteurs. Le premier « Beatus vir » à six voix est également empreint du rythme léger de la danse, auquel s'ajoute le concert orné des deux violonistes Emmanuel Resche et Théotime Langlois de Swarte, qui manifestement s'amusent beaucoup de leurs jeux virtuoses en imitation.
Le livre s'achève sur les motets de solistes qui présentent des fonctions peu claires puisqu'ils se situent à la croisée de trois usages : l'église, la chambre et le théâtre. La pièce « Laudate Dominum omnes gentes » extraite d'un autre recueil, les « Psalmi e frammenti » est une parfaite transition vers cette partie puisqu'elle introduit la voix soliste avec celle de John Taylor Ward, dont le timbre de basse ne se départit à aucun moment de sa douceur et de sa noblesse.
Le motet pour soprano « Pianto della Madonna » est une preuve supplémentaire de la porosité entre répertoire profane et sacré. Monteverdi y reprend exactement l'air du Lamento d'Arianna, issu de son deuxième opéra (perdu) créé en 1608, en remplaçant les paroles précédentes par les déplorations de la mère du Christ au pied de la croix. Au travers d'un étrange travestissement, le compositeur remplace la figure d'une Ariane abandonnée par Thésée par une Marie étonnamment révoltée, ce qui discorde avec la réalité du texte biblique. Emmanuelle de Negri pallie néanmoins cette artificialité en jouant parfaitement son rôle : sourcils foncés, yeux fermés, toutes ses expressions servent son geste vocal.
Ces Selva morale e spirituale s'achèvent sur un foisonnement d'applaudissements récompensés par deux bis, dont le Gloria, aussi sémillant qu'au début. Au milieu des bravi éclate même un « Joyeux Anniversaire ! ». En effet, ce n'est pas seulement celui de Monteverdi, mais aussi celui de William Christie !