Le Barbier au TCE : deux distributions, deux spectacles différents
C’est une idée originale et appréciable qu’offre le Théâtre des Champs-Elysées : proposer deux distributions en alternance, l’une composée de chanteurs expérimentés dans leurs rôles respectifs, et l’autre, dite « jeunes talents », dans laquelle les prises de rôles sont nombreuses. L’occasion rêvée pour Ôlyrix d’observer en deux jours les différentes dynamiques qui peuvent s’instaurer dans une mise en scène identique, lorsque la distribution change. Le résultat en est édifiant : les productions semblent presque différentes. La première offre à entendre des voix imposantes et remarquables, mais souffre de deux défauts : des déséquilibres importants existent entre les différents interprètes, réduisant la cohérence de la direction musicale, qui doit s’adapter à des voix colossales aussi bien que fluettes. Par ailleurs, les interprètes, arrivant avec une grande connaissance de leur rôle, se fondent plus difficilement dans la mise en scène de Laurent Pelly. Au contraire, la seconde distribution présente des voix moins impressionnantes, mais brille par son homogénéité et par la manière avec laquelle les chanteurs s’approprient l’univers de Pelly. Dans l’interview qu’il nous a accordée voici quelques jours, Pelly explique que la mise en scène a été travaillée avec la première distribution, la seconde s’étant fondue dans la production existante. L’impression laissée est inverse : la caractérisation des personnages de la dernière est plus complexe, leurs interactions plus intuitives.
Le metteur en scène place l’action dans un univers onirique et esthétique : d’immenses partitions forment la scénographie (les bruits provoqués par les changements de décor constituent l’une des principales imperfections de la production). Le manipulateur Figaro, par deux fois, y trace les notes d’une partition. Filant son idée, il donne à la grille enfermant Rosina chez son tuteur une forme de portées, puis c’est depuis des cavités creusées dans les touches noires d’un immense clavier que Bartolo et Basilio fomentent leur vengeance. Le chœur (dont les interventions sont toujours drôles et stylisées, comme Pelly en a l’habitude) est costumé en musiciens en queue de pie et nœud papillon, perruque noire et lunettes, qui brandissent un archet, portent un pupitre comme une arme ou jouent avec des partitions. Fiorello, cheveux plaqués sur le front, est leur chef d’orchestre. Quant à Figaro, il porte ici un veston de queue de pie sur un marcel noir et un pantalon de type "baggy", d’imposants tatouages apparaissant sur les bras. Les démarches sont particulièrement travaillées : renfrogné, ou droit comme une planche et penché en arrière, ou voûté et les épaules rentrées, ou encore bras ballants avec les mains retroussées, toutes ont en commun un aspect cartoonesque et loufoque.
Pour interpréter Figaro, le TCE a engagé le titulaire actuel du rôle, qui le chante sur toutes les plus grandes scènes internationales, Florian Sempey (que vous pourrez entendre dans ce rôle en réservant ici pour l’Opéra de Paris ou là pour les Chorégies d’Orange). Sa voix brillante (attribut auquel il nous confiait tenir lors de son interview) et profonde emplit l’espace, tandis que son phrasé, impacté par les gestes d’agacement conférés au personnage, est incisif et sombre. Sa gestion du souffle lui offre la capacité de tenir ses notes à pleine puissance durant un temps infini. Si son jeu scénique est engagé, il compose un barbier monolithique, toujours grognon et sombre. Guillaume Andrieux (à retrouver ici en interview) est un Figaro presqu’opposé : la voix, riche dans l’aigu, manque parfois de profondeur. Disposant d’un instrument vocal moins imposant, il n’en reste pas moins toujours audible (même s’il tend à relâcher ses fins de phrases). Son air d'entrée est parfaitement interprété, avec conviction et une élocution précise, y compris lorsque le débit est rapide. Son jeu, dynamique, est varié : il affiche régulièrement un sourire facétieux ou éclatant (notamment lorsqu’il est question d’or !), utilisant une large palette d’expressions.
Dans le rôle du Comte Almaviva, c’est d’abord le charismatique Michele Angelini qui offre sa ligne de chant très ornementée, ses beaux aigus bien ancrés et projetés en voix pleine. S’il tient longuement ces aigus au vibrato raffiné, il peine à maintenir leur puissance, trahissant un souffle trop court pour son ambition virtuose. Mal aidé par une mise en scène statique au début de son grand air final, il délivre un festival vocal qu’il termine les bras en croix, position qu’il tient durant la longue ovation qui s’en suit. Durant la scène du cours de chant, il arbore des cheveux lisses et longs dont il joue à merveille pour créer des effets comiques. Étonnamment, cet accessoire n’est pas repris le lendemain par le ténor gallois Elgan Llyr Thomas dont la perruque, proche de celles arborées par les choristes, est moins drôle. La voix suave et claire de ce dernier fait merveille, d’autant que le ténor la manie avec agilité. S’il reste souvent un peu statique, il délivre un jeu flegmatique très à sa place dans l’univers de Pelly. Hélas, la voix fatigue et son dernier air, si redoutable, reste poussif, la voix étant forcée et les vocalises hachées.
Le rôle de Rosina devait initialement être interprété par Kate Lindsey dans la première distribution. En attente d’un heureux événement, cette dernière a cédé sa place à Catherine Trottmann (qui avait répondu à nos questions au moment de sa nomination aux Victoires de la musique). Cette dernière dispose d’un jeu énergique et d’une démarche sèche (faisant penser à Natalie Dessay dans sa gestique). Vocalement, elle dispose d’une voix fine qui peine à exister face à ses partenaires mais qui garde sa virtuosité dans les vocalises. Le vibrato est court et rapide, et le phrasé très empreint de musicalité. Ses aigus sont tranchants et les mediums disposent d’un timbre lustré, sans rondeur. Le lendemain, c’est Alix Le Saux qui interprète le rôle. Moins dans l’énergie, c’est par une expression faciale travaillée qu’elle exprime sa théâtralité, se faisant candide, mutine, tendre, séductrice ou renfrognée d’un regard ou d’un mouvement de lèvre. De ses aigus pointus et vibrants qui s’épanouissent dans les vocalises, elle descend vers un medium coloré mais plus resserré.
Le docteur Bartolo est chanté le premier soir par Peter Kálmán, véritable colosse, tant en termes de stature que de puissance vocale. Il varie en permanence les couleurs de son interprétation : il tonne, puis allège, pleure, opte pour un ton pinçant, passe en voix de tête, se fait caressant puis suppliant. Il est mis en difficulté à la fin de son air par le tempo infernal choisi par le chef Jérémie Rhorer, tout comme son alter-ego Pablo Ruiz. Ce dernier se distingue par la clarté de son timbre, sa diction soignée et son jeu théâtral convaincant. En Basilio, Robert Gleadow montre lui aussi une immense puissance, surpassant largement le chœur dans le finale. Il retrouve toutefois le vibrato démesuré qu’il était parvenu à gommer le mois dernier dans Cosi fan tutte à Versailles. Après avoir lancé sa première réplique un peu trop tôt, Guilhem Worms, dans le même rôle, se rattrape par une ligne de chant à la fois explosive et très mélodique. Dans le rôle de Berta, Annunziata Vestri ne parvient pas à poser sa ligne vocale, ce qui provoque un défaut de justesse. Son phrasé et son jeu théâtral, à la fois démonstratif et fin, lui valent toutefois les applaudissements du public. Le lendemain, Éléonore Pancrazi est également investie théâtralement. La voix parfaitement audible est ancrée haut, ce qui apporte de la rondeur dans l’aigu.
Le chœur Unikanti est bien en place vocalement et souvent drôle scéniquement. Il pêche toutefois par manque de précision dans les mouvements réclamés par la mise en scène de Pelly (un pupitre récalcitrant oblige même un chanteur à rompre l’immobilité de l’ensemble alors même que Figaro se gausse de voir tout le monde rester immobile comme une statue). Jérémie Rhorer offre une lecture sombre de l’œuvre à la tête de son Cercle de l’Harmonie, en particulier le premier soir : les fins de phrases retombent, les contrebasses sont surexposées dans la balance globale et la clarinette semble chanter un air mélancolique. Il parvient pourtant à rendre la dynamique rossinienne lorsque les accents toniques sont mieux marqués et les tempi plus justes. Il met d’ailleurs parfois ses interprètes en danger, en choisissant des tempi trop rapides pour les deux Bartolo, ou en jouant si fort que les deux Rosina semblent parfois faire du playback et que même Robert Gleadow est couvert sur une partie de son air. Venu saluer lors des deux Premières, Laurent Pelly est chaleureusement applaudi dans les deux cas, tout comme l’ensemble des interprètes, confirmés ou « jeunes talents ».