Don Quichotte chez la Duchesse, une comédie musicale baroque
La démarche est admirable : plutôt que d’essayer à tout prix de transposer l’œuvre dans un contexte plus contemporain, habitude bien répandue de nos jours, le trio « infernal » (Corinne et Gilles Benizio secondés par Hervé Niquet) l’a laissée telle quelle en l’agrémentant de farces et de gags en tous genres. Une véritable leçon de mise en scène.
La recette d’un succès : prenez deux acteurs talentueux et confiez-leur la mise en scène d’un opéra, un chef d’orchestre facétieux autorisé à prendre part à l’action, des chanteurs avides de jouer la comédie et placez-les au centre d’une farce aux mille visages. Un peu de lumière, des décors et des costumes, et voilà : la version d’Hervé Niquet (direction musicale) et de Corinne et Gilles Benizio (mise en scène) de l’opéra-ballet comique en trois actes Don Quichotte chez la Duchesse (1743) de Joseph Bodin de Boismortier (1689-1755) est née ! Le livret de Charles-Simon Favart (1710-1792) met en scène l’épisode célèbre de l’œuvre de Cervantès (1547-1616) dans lequel Don Quichotte et son fidèle serviteur Sancho Pança se retrouvent, malgré eux, au centre d’une farce orchestrée par le Duc et la Duchesse. Pensée dans sa structure comme un opéra-ballet avec des intermèdes instrumentaux dansés, l’adaptation de Favart se libère des carcans du genre en plaçant la comédie au centre de l’action. Fini le style pompeux et solennel, place à la folie comique !
Une fois n’est pas coutume, l’intérêt de la soirée tient plus à la mise en scène et au jeu des acteurs qu’à la musique et à son exécution. Les personnages ont été dessinés avec soin : le duc (Gilles Benezio) joue la comédie avec un sérieux et une application étonnante, la duchesse (Chantal Santon-Jeffery) se fait prendre à son propre piège lorsqu’elle jalouse l’amour que Don Quichotte (Emiliano Gonzalez Toro) porte à la fameuse et néanmoins chimérique Dulcinée de Toboso, le « chevalier à la triste figure » demeure lui rêveur et idéaliste, mais aussi courageux et constant. Quant à Sancho Pança (Jean-Gabriel Saint Martin), il oscille entre peureux, balourd, gourmand, paresseux, et parfois même manipulateur.
D’un point de vue purement musical, on ne peut que saluer l’exécution infaillible de l’orchestre baroque Le Concert Spirituel, ainsi que la préparation du chœur et des chanteurs. Mais celui qui, sans conteste, brille par sa musicalité, sa maîtrise technique et son timbre chaleureux, c’est le baryton Jean-Gabriel Saint Martin (Sancho Pança). Pour ce qui est de la prestation musicale de la soprano Chantal Santon-Jeffery (la Duchesse), elle est convaincante, passées les premières mesures de chauffe. Quant à Emiliano Gonzalez Toro (Don Quichotte), si son timbre et sa réalisation très classique sont parfaits pour le rôle, cela rend sa prestation quelque peu froide.
Dès les premières minutes, le ton de la soirée est donné : le chef Hervé Niquet (à retrouver ici en interview), vêtu d’une armure et d’une lance, surgit dans la salle, fait lever tout un rang (juste pour le plaisir de les déranger), se fraye un passage vers la scène (une lance de 3 mètres de hauteur n’est pas très commode à manipuler), monte les marches et se met à relater les dessous de ce projet lyrique (programmer une œuvre considérée, peut-être à tort, comme secondaire du répertoire français, d’un compositeur connu pour ses œuvres pour flûte et non pour ses contributions au monde lyrique). Puis il se lance dans le résumé de l’action. Visiblement à l’aise dans son propre rôle, Hervé Niquet savoure ce moment décalé et se joue des traditions du théâtre. Quand soudain, le duc (Gilles Benezio), passablement agacé, fait irruption sur la scène pour réclamer l’armure de Don Quichotte afin de pouvoir commencer l’opéra. D’abord réticent, le chef se résout finalement à s’exécuter, descend de la scène et donne le départ de l’ouverture.
Don Quichotte et Sancho Pança entrent sur scène. Le chœur, déguisé en arbres, animaux et autres bosquets fait l’ambiance sonore de la forêt. Les « cui-cui » de la basse-saule pleureur déclenchent l’hilarité du public. Contrairement à son fidèle serviteur Sancho Pança, Don Quichotte ne recule pas devant le danger et c’est sans hésitation aucune qu’il terrasse le monstre et délivre la Duchesse (déguisée en Altisidore).
Opéra-ballet oblige, des intermèdes dansés viennent s’intercaler dans l’action. Appuyés par deux danseurs professionnels, le chœur et la duchesse sont mis à contribution (« Chantons tous un héros indomptable »). Nouveau prétexte pour briser le quatrième mur : le duc demande au chef d’improviser une ambiance sonore pour la caverne de Montesinos. À la surprise générale, l’orchestre exécute tour à tour le début de la Cinquième de Beethoven, une célèbre sonnerie de téléphone et une musique de cirque. Mais le Duc n’est pas convaincu. Le chef se résigne alors à jouer la musique de Boismortier. Le cours de l’opéra peut reprendre.
Montesinos (la basse Virgile Ancely) accueille Don Quichotte. Malgré son air noble, il se trompe dans la lecture du manuscrit que le Duc lui a donné. Ce dernier accourt à chacune de ses erreurs et lui souffle, paniqué, des rectifications. Don Quichotte, imperméable aux nombreux jeux de mots et contresens comiques, réaffirme sa détermination à sauver sa Dulcinée. Soudain, deux bruits assourdissants se font entendre. La musique s’arrête, le silence s’installe : un comique « ça passe pas » résonne en coulisse. Le Duc traverse précipitamment la scène en criant « mais si, mais si ». Les spectateurs, hilares, assistent à l’entrée d’un cheval à bascule. Cet épisode de la mise en scène résume à lui seul le parti pris des metteurs en scène : une réactualisation par le texte et non par le lieu ni par le temps.
Hervé Niquet pousse la farce jusque dans la musique. Pendant l’air de l’amante (Agathe Boudet), il transforme peu à peu le rythme de la partie percussive et fait basculer le tout dans l’univers du jazz. Comme contaminée par ce nouveau groove, l’amante délaisse son texte et sa partie musicale pour improviser un scat endiablé (onomatopées virtuoses) ! Le chœur lui répond avec frénésie et se lance dans une folle danse.
Lorsque la Duchesse se blesse, le Duc se précipite pour la soutenir et ordonne tant bien que mal la fermeture du rideau. Espérant qu’elle se calmera, il reste sur l’avant-scène et improvise un air de son cru, tandis que la Duchesse hurle de douleur derrière le rideau. Dépité, il ordonne au chef de « meubler », le temps qu’il reprenne la situation en main. Niquet, seul maître à bord, se retourne vers la salle et, accompagné de son orchestre, entonne alors un air de cirque au grand plaisir des spectateurs qui l’applaudissent chaleureusement.
Après un accord de l’orchestre (durant lequel le chef ne manque pas de tourner en dérision cette « nécessité » en se moquant des instrumentistes et du temps que cela leur prend), Hervé Niquet annonce qu’il a fait venir, à ses frais, une cantatrice espagnole (Corinne Benezio) pour le plus grand plaisir de nos oreilles. Il enfile alors une veste de Toréador, sort ses castagnettes, monte sur scène et appelle la « diva ». Dès les premières mesures, il semble évident qu’elle réactualise le concept de « chant dissonant ».
Après cet entracte-intermède (comme cela se faisait à l’époque de Boismortier), l’opéra reprend de plus belle dans un nouveau décor : le jardin de la Duchesse. Cette dernière, sous les traits d’Altisidore exige l’amour du chevalier. Mais celui-ci ne se résout pas à lui manifester une quelconque preuve d’affection. Consumée par la jalousie et la colère, elle menace alors de tuer Dulcinée. Mais Don Quichotte reste ferme. La duchesse doit se résoudre : elle a perdu, et le Duc vient signifier la fin de la farce. Tous chantent leur admiration pour le courage et la constance de Don Quichotte et le couronnent roi du Japon.
Une belle réussite, alors que le projet s’annonçait ardu. Mettre en scène un opéra baroque est en soi une gageure, mais, par une actualisation aussi fine que créative, arriver à faire revivre l’esprit d’une œuvre démodée : voilà un bel exploit. Le public en redemande !