Le Voyage d'hiver, du puissant tragique au Comique
En 1827, Schubert, bouleversé par les poèmes de Wilhelm Müller qui sonnent en complète harmonie avec sa souffrance liée à la maladie, la solitude et l’angoisse de la mort, compose Winterreise, cycle de 24 Lieder pour ténor et piano. En 1993, Hans Zender crée Schuberts Winterreise pour ténor et petit orchestre, une version moderne de cette œuvre-icône du répertoire, pour laquelle il écrit : « Ma lecture de Winterreise ne cherche pas à donner une nouvelle interprétation expressive, mais à faire un usage systématique des libertés que chaque interprète s’octroie ». C’est un véritable voyage dans le temps, dans l’espace et dans l’interprétation qu'offrent Julian Prégardien (ténor) et l’Ensemble intercontemporain sous la direction de Thierry Fischer dans une mise en scène de Jasmina Hadziahmetovic.
La composition originale de cet accompagnement, ensemble de chambre augmenté d’un accordéon, d’une guitare, d’un harmonica et d’une machine à vent ainsi que les nombreuses variations de techniques de jeu (tapotements d’archets, bruits de souffles pour les cuivres, entre autres) offre une grande diversité de couleurs instrumentales. L’Ensemble intercontemporain, placé dans la fosse, assume ce foisonnement sonore sous la baguette attentive de Thierry Fischer.
Le décor, conçu par Hella Prokoph, sorte de cage fermée par des stores vénitiens offre un espace protéiforme (selon la position des stores) et peut figurer murs, fenêtres ou écran accueillant la vidéo de Frieder Aurin pour un spectacle total. Le lever de rideau dévoile un décor où le blanc domine : le lit, les draps, la cage formée par des stores immaculés, couleur de glace, de neige mais aussi des cheveux de la vieillesse et du linceul. Le noir côtoie le blanc, à l’image sombre de la musique de Schubert : les pas projetés au début du spectacle, le costume du chanteur, la terre sortie du lit-tombe et les vidéos de rues la nuit. S’y ajouteront la touche de jaune de la robe figurant la bien-aimée perdue, le vert d’une projection de passants, voyageurs contemporains et le rouge des photophores comme des cierges disposés à même le sol.
Julian Prégardien qui avait déjà eu une expérience originale avec ce cycle (deux guitares remplaçant le piano), captive le public pendant près de deux heures. Son timbre riche et bien défini, servi par une émission simple et aisée déploie un lyrisme généreux dans Wasserflut (Débâcle). Sa voix mixte très souple convient aux intervalles délicats de Irrlicht (Feu follet) et, au plus près du texte, il chante pianissimo sans vibrato la fin de Der Wegweiser (Le poteau indicateur). Le travail de Zender lui permet de développer d’autres modes d’émissions vocales, sans souci permanent de « beau chant » : sprechgesang (parlé-chanté), déclamation, voix reprise avec effet de mégaphone. À la richesse de son interprétation vocale s’ajoute une aisance scénique incroyable. Il assume des postures improbables pour le chant : couché, se roulant à terre, se contorsionnant jusqu’à se retrouver sur le dos la tête dans le vide (Letzte Hoffnung : Dernier espoir) sans que cela ne nuise à son émission vocale au service de l’interprétation de l’œuvre.
Au XIXe siècle, certains compositeurs (Brahms et Liszt entre autres) avaient orchestré certains Lieder de Schubert. Zender, lui, accentue, souligne et transpose dans des sonorités actuelles la substance musicale schubertienne. Son processus de création peut s’entendre au premier degré : le bruit des pas au début de Gute Nacht (Bonne nuit), ou la machine à vent avant Die Wetterfahne (La girouette) ou démontrant l’enracinement de l’œuvre de Schubert dans le folklore avec l’utilisation de l’accordéon et de la guitare. Pour Zender « tout le voyage d’hiver se transforme en un voyage dans le temps, un voyage qui définit la distance qui nous sépare aujourd’hui de Schubert ».
La mise en scène soutenue par la vidéo est florissante d’inventivité. Elle épouse la structure du cycle en 24 tableaux et commence par le réveil du personnage après une nuit de cauchemars qui vont prendre forme tout au long de l’œuvre. Le sommeil, peut-être éternel, de ce même personnage, immobile, debout, les yeux clos, enfin tranquille, marquera la fin de l’opus.
Entre temps le lit est devenu cercueil rempli de terre dont le chanteur se recouvre. Le voile retrouvé puis déchiré, un linceul, la cage, un tombeau se refermant progressivement et duquel le chanteur tente en vain de s’extraire. La seule présence humaine du cycle (Der Leiermann : Le joueur de vielle) est une ombre chinoise se rapprochant progressivement de l'ombre réelle du chanteur.
Cette soirée est une expérience émotionnelle unique, certains séjournant nostalgiquement le long des rivages schubertiens, d’autres préférant traverser le pont sur les traces de Zender, d’autres encore allant jusqu’à se perdre à force d’allers et retours. Mais nul ne peut sortir indemne de ce Voyage d’hiver.