Parlez pas de Mahler !
Nous avions déjà eu l'occasion de vous parler en détail des événements passionnants et originaux organisés par le Centre de musique de chambre de Paris, qui propose deux concerts d'une heure les soirées des jeudis, vendredis et samedis ainsi que les Bach&Breakfast le dimanche ou encore Freshly composed, Bœuf de chambre et Dark concert (un concert dans le noir...).
La troupe de musiciens en résidence repart de plus belle à l'aventure, proposant toujours ses concerts scénographiés sous la direction de Jérôme Pernoo, associant toujours l'exigence musicale avec un ton léger mais pédagogique. Cela tient notamment aux projections en fond de scène : un échange de sms rythme toute la soirée, rappelant d'abord de bien éteindre son portable (en réalisant toutefois qu'ils ne donnent pas l'exemple), avant de dialoguer avec force blagues, "lol" et "mdr" sur les astucieux palindromes et anagrammes musicaux qui composent le programme. Durant les morceaux, ce sont les titres des œuvres et les traductions des textes chantés qui sont projetés, une excellente idée.
Le concert commence donc par une explication du palindrome, système qui consiste à lire dans un sens comme dans un autre, comme par exemple les mots "été", "ici", ou bien la phrase "Ésope reste ici et se repose" mais aussi en musique, un thème employé par Bach avec les notes : ré-la-sol-fa-sol-la-ré. Ce procédé se combine même avec le système très simple qui consiste à donner une lettre à chaque note : A pour la note la, B pour le si bémol et ainsi de suite (do-ré-mi-fa : C-D-E-F...). Cette "translittération musicale" a permis à Bach d'écrire une mélodie sur son propre nom : B-A-C-H, soit si bémol, la, do, si bécarre. Il a ensuite composé un immense et génial Contrepoint XIX sur son nom, après des entrées fuguées en palindrome, dans l'Art de la Fugue : une manière astucieuse de signer un morceau, qui serait réservée aux avertis sans les travaux de médiations effectués par ce type de spectacles (chaque entrée du thème est présentée en vidéo, les notes se transforment en lettre pour former le nom, tout est extrêmement ludique et calibré). Les musiciens proposent également la Valse-improvisation sur le nom de BACH pour piano de Poulenc, dont chacun comprendra désormais le principe et reconnaîtra le thème.
Avant l'entrée du chanteur, deux extraits des Sept dernières Paroles du Christ pour quatuor à cordes de Haydn offrent l'infinie délicatesse des pizzicati (pincés) aux cordes et d'un archet solo au crin caressant l'instrument. L'ensemble sait toutefois exploser dans "le tremblement de Terre" : les instrumentistes s'agitent en tous sens et courent avec leurs pupitres, faisant voler les partitions comme dans une tempête, tandis qu'une machine à vent résonne avec la plaque de métal pour le terrible tonnerre dans une lumière stroboscopique.
Laurent Naouri entre alors et s'assied par terre, fondant sa voix à la mélancolie de La Mort du Poète composée par le quadragénaire Jérôme Ducros. Bientôt, avec l'espoir figuré par le texte, le baryton se lève et sort pleinement sa voix, entraînant de fait les musiciens dans un concours de décibels (que le chanteur remporte haut-la-voix). Bondissant sur le fond de scène, véritable cage sonore boisée, le volume sonore est assourdissant. D'autant que l'œuvre, étonnamment troussée pour l'harmonie et la mélodie, semble composer un immense crescendo dramatique et rythmique. C'est alors un témoignage remarquable de la qualité de ces interprètes que de constater combien leurs timbres et articulations subsistent tout de même parmi la saturation.
Après les délicieuses Variations sur La Flûte enchantée de Mozart pour violoncelle et piano imaginées par Beethoven, vient l'opus qui donne son nom au concert : Les Chants d'un Compagnon errant de Mahler (donnés ici dans un arrangement d'Arnold Schönberg, qui met remarquablement en valeur ses pupitres).
Après le recueillement adouci des deux premiers Lieder, les musiciens retrouvent leur pleine puissance explosive sur les deux suivants -et derniers. Ils proposent en outre des mouvements scéniques, entourant Naouri telle la douce nature dont parle le texte, ou bien le harassant comme ce "couteau à la lame brûlante".
L'interprète achève le concert comme il l'avait fini, allongé au sol, recueilli, romantique méditatif, reposant à présent sa tête au creux de la contrebasse. Il est toutefois réveillé par le tonnerre d'applaudissements qui vient faire écho à ce programme généreux.