Madame Butterfly à Toulon : l’envol lyrique de la saison
Cette œuvre de Puccini est emblématique de ce que Catherine Clément écrivait en 1979 : L'opéra ou la défaite des femmes. Butterfly n'est admirée, adulée (au point de ne presque jamais quitter la scène et le fil du drame) que parce qu’elle se sacrifie et se défait, pour l’homme (son époux comme son enfant).
La mise en scène de Daniel Benoin déplace la période du livret, presque contemporaine de Puccini, depuis la fin du XIXe siècle vers celle de l’après août 1945, à Nagasaki. Un décor unique de terre brûlée, avec maisonnette et autel de pierre représente le jardin. Le choc Orient-Occident le plus radical est la toile de fond historique d’une intrigue opposant un officier américain vainqueur à une jeune japonaise fascinée par cette figure métonymique du "yankee vagabond". Le transfert n’est pas arbitraire. Il veut tendre à l’extrême le propos dramatique, la fascination grandissante du Japon pour l’Occident, le reniement de ses propres traditions, après l'ère Meiji (1868-1912). La question de l’exotisme réciproque est complexe, ambivalente, comme l’est le nom à consonance anglo-saxonne de l’héroïne Madame Butterfly, femme-objet-papillon, qui s’épinglera elle-même par le hara-kiri avec le sabre de son père : encore un homme.
L’accessoire est tout dans ce monde en train de devenir un monde de choses, soumis à la prolifération de la marchandise et au commerce généralisé, médiatisant l’ensemble des rapports sociaux : dollars, whisky-coca, Mickey, drapeaux union jack de toutes dimensions, etc. Le décor de Jean-Pierre Laporte, avec ses quelques torii (portiques de jardin japonais), est nimbé d’un Orient post-apocalyptique par des lumières de soleil froid. Butterfly est surexposée par des faisceaux à l’avant-scène. Par deux fois, l’héroïne est face à elle-même, dans son errance comme dans sa droiture. Les costumes de Nathalie Bérard-Benoin et Françoise Raybaud font commuter tradition japonaise et modernité américaine. Le kimono, habit de sens plus que de fonction, s’oppose à la seconde peau, occidentale, des déshabillés de satin. Les créations vidéo de Paulo Correia s’y entrefilent. Elles ont la subtilité et la légèreté de clins d’œil ou immergent ce dernier dans un train d’images défilantes jusqu’à saturation pendant le long passage d’orchestre entre les actes II et III. Elles font la grande et petite histoire. Après les images d’archives guerrières, viennent celles de New-York, puis de quelques couples glamours de l’industrie cinématographique américaine, préfigurant l’apparition de Kate Pinkerton, Marilyn peroxydée jusqu’à la racine.
Cio-Cio-San, Madame Butterfly, est intégralement habitée par la soprano turque Deniz Yetim. Elle apparaît avec toute l’aura d’une cantatrice. Son interprétation vocale donne d’emblée le frisson. Le timbre est pulpeux, fruité, généreux, structuré. Elle devient statue vibrante d’émotion, installant définitivement ses vibratos, de plus en plus modelés, dans l’espace théâtral. Ses suraigus sont hallucinés, dans les vastes lamenti d’espérance de l’attente, sur la grève, de toutes les héroïnes larguées. La femme reste, garde le foyer, fait grandir l’enfant. Elle est le phare des hommes pour lesquels elle se consume courageusement. La chanteuse est une vraie maman quand elle habille —ou plutôt ne parvient pas à habiller— son enfant. Ses gestes restent centrés sur l’enfant, sur le respect du mouvement véritable, alors que le spectacle continue.
Pinkerton est entrepris par le ténor Roberto De Biasio. Sa diction est parfaite, sa projection directe et efficace. Il a du pré-barytonnant dans le timbre, juste assez pour le colorer d’ombre et faire ressortir les paillettes de ses aigus. Sa présence scénique le mène du naturel à l’élégance, en passant par la lascivité. Il a les cheveux trop longs pour être militaire mais il est celui qui séduit, s’empare et s’enfuit.
Les deux interprètes accomplissent un beau duo de chant et de chair, à la fin du premier acte. Ils rendent vraiment crédible, par leur première étreinte des fausses noces, l’attirance réciproque des corps puissants des deux amants, à la sensualité, à l’érotisme, presque, jamais retrouvés ensuite. Leurs phrases ont des élans infiniment recommencés jusqu’à la fusion absolue, explosion si bien laissée par Puccini, à l’orchestre.
Suzuki, la suivante de Cio-Cio-San est la contralto chinoise Qiulin Zhang. Le ruban lourd de son timbre ancre dans la terre brune, à la fois de la tradition et de l'aridité du post-nucléaire. Elle est, plus qu’elle ne chante, la voix de la loi d’airain, celle de la raison et du réel, lorsqu’elle se saisit du drame.
Sharpless, le consul américain, est subtilement incarné par le baryton Lionel Lhote. Ce rôle lui va comme le gant de son costume à la coupe droite. Ses amplifications jamais forcées, ses graves, presque de basse, mais toujours doux et rassurants, lui confèrent la fonction de son personnage. Il est le bon médiateur, capable de moduler le timbre de son instrument en fonction de ce que la situation demande d’humanité.
Goro, l’entremetteur, le seul personnage réellement mal intentionné de l’affaire, est campé par le ténor Colin Judson, dont le grimage physique de "rond de cuir" est réussi. Il apparaît comme rond, débonnaire, et devient vite aussi malsain qu’envahissant. Il sait moduler la couleur de son timbre, afin de le tenir en deçà de celui, plus plein, de Pinkerton.
Il est bien délicat pour Kate Pinkerton d’arriver sur scène, au troisième acte, physiquement et plus encore vocalement. La contenance de la mezzo-soprano d'Anna Destraël est assurée par sa mise hollywoodienne, mais son timbre en devient lui-même légèrement décoloré, comme s’il n’osait pas prendre personnage.
Le baryton Mikhael Piccone au rôle double de Prince Yamadori et de commissaire impérial, jeune et longiligne, a également un peu de mal à s’imposer physiquement dans ces rôles de puissants, mais il est habile et présent vocalement.
En revanche le bonze du basse Nika Guliashvili fait une brève apparition, mais il a d’emblée un physique et un timbre de forge. Il est tout à sa fonction verticale de séparateur des mondes, entre bien et mal, sacré et profane, lien et répudiation.
La direction musicale de l’italien Valerio Galli, au grand clavier puccinien, est vigilante, engagée haut vers le plateau et bas vers la fosse, afin d’unir les flux et reflux des textures d’orchestre à l’avancée des voix. Sa gestuelle est ample, souple, dynamisée par une palette nuancée de rebonds intérieurs. Elle donne à la phalange de l’Opéra de Toulon, une énergie dans laquelle constamment puiser. Les expansions de timbres sont denses mais palpitent sans lourdeur autour des voix.
Le Chœur de l’opéra de Toulon, aux interventions particulièrement délicates, aux rares apparitions intégrées étroitement à l’action, laisse entendre quelques tensions dans les aigus. Sa belle cantilène bouche fermée, image sonore du destin limité de la femme-Butterfly, a l’expression contenue qui convient.
C’est l’homme, c’est Pinkerton, y compris dans le remord, qui a le dernier mot sur le dernier souffle : Butterfly, Butterfly, Butterfly. Le public est à bout de souffle, lui-aussi.