Puis il devint invisible au Théâtre Jean-Vilar : une belle troupe pour un spectacle intrigant
Sur le grand plateau du Théâtre Jean-Vilar se dressent trois murs blancs qui délimitent un espace scénique vierge où déambulent les artistes, habillés dans ce prologue comme vous et moi. Parmi les affairés, les flâneurs, les émerveillés et les anxieux, une silhouette féminine aux longs cheveux bouclés se détache progressivement. Du haut du gril, une pomme tombe à ses pieds, bientôt suivie d’une salve boueuse. Mais le spectacle questionne avant tout la contrepartie immédiate de ce péché originel : la mort, qui sera incarnée tout au long du spectacle par la performeuse Natalia Jaime-Cortez.
Passé le prologue, les murs blancs deviennent l’enceinte d’une station thermale, métaphore de ce bas-monde, paradis futuriste ou enfer sartrien. Sur une table de massage ou un transat, en peignoir et serviette de bain, les quatre chanteurs investissent progressivement l’espace (scénique comme sonore). L’univers musical du spectacle se met en place : les exclamations deviennent chants, l’accordéon s’y greffe, et s’insinue finalement la musique électronique du jeune compositeur italien Andrea Sarto. Depuis une cabine de contrôle découpée dans le mur du fond, le médecin-chef, glaçant démiurge joué par Julie Dumas, surveille la santé de ses patients.
Les bribes musicales s’organisent pas à pas : les chanteurs s’accompagnent a cappella, bouche fermée ou en sifflant. L'auditeur identifie quelques mots d’allemand, extraits du vocabulaire biblique, fragments des deux Passions de Jean-Sébastien Bach, chefs-d’œuvre de ce genre dramatique sacré. Ainsi le ténor François Rougier (à retrouver dans Le domino noir), que l’on est tenté d’identifier à l’Évangéliste de cette passion moderne, se lance-t-il dans l’air « Ich will bei meinem Jesu wachen » (je veux veiller auprès de mon Jésus) de la Passion selon Saint Matthieu. Son aisance et la souplesse de sa voix témoignent de sa familiarité avec la musique de Bach, malgré les procédés de déconstruction par répétition et déformation minimale que lui fait subir la réécriture d’Andrea Sarto.
Autre air de la Saint-Matthieu qui accompagne en filigrane le rituel mortifère représenté sur scène : « Mache dich, mein Herze, rein » (tiens-toi prêt, mon cœur). Le premier vers, qui revient au baryton Laurent Deleuil (voix christique selon la distribution de Bach, mais à retrouver également dans Trouble in Tahiti / Manga-café), forme l’exorde de l’opération chirurgicale qui se solde par la mort du patient et son embaumement. À la fin du spectacle, sur les mots « Ich will Jesum selbst begraben » (je veux enterrer Jésus moi-même), soulignés de manière très expressive par la ligne mélodique brisée et les appogiatures (dissonance sur un temps fort) au demi-ton inférieur, chanteurs et instrumentistes plient les linges souillés de sang comme autant de suaires disant la difficulté et la nécessité du deuil.
De la Passion selon Saint Jean se font entendre les exclamations démentes de l’air « Ach, mein Sinn » (hélas, mon esprit), prolongées par l’électronique et disséminées parmi le public. Réalisée avec une grande finesse, la partition électronique, diffusée par les haut-parleurs du théâtre, ne fusionne malheureusement pas tout-à-fait avec les instruments acoustiques qui ne bénéficient quant à eux d’aucune amplification, créant ainsi une discontinuité sonore entre la scène et les gradins. Le rendu acoustique est optimal en revanche pour « Welt und Himmel » (la terre et les cieux), air de la plus rare Passion selon Saint Marc (BWV 247), où les deux violons entrelacés, soutenus généreusement par la basse continue que Sven Riondet réalise sur son accordéon, forment un écrin de choix pour le riche soprano de Magali Léger (à retrouver dans Pygmalion). Avec une simplicité déconcertante, elle chante Bach comme un chant de travail, une mélodie résurgente qui hante les mémoires et refait surface de loin en loin.
Si la charge symbolique n’est pas toujours lisible et que le spectateur peut être tenté de crier avec les chœurs de foule de la Saint Matthieu : « Wozu ? », « Pourquoi ? », il trouverait sans doute des réponses en voyant l’intégralité du triptyque et s’immergeant dans la pensée recréatrice d’Alexandra Lacroix. Avec le soutien de Christophe Grapperon à la direction musicale, elle a su en tout cas mettre sur pied une troupe solide qui donne plaisir à voir et à entendre, et dont la jeunesse et l’énergie rendent d’autant plus poignante la présence continue de la mort.