Voyage baroque enchanteur avec Philippe Jaroussky et Haendel à Baden-Baden
Le récital serait-il déjà terminé avant d’avoir commencé ? L’Ensemble Artaserse clôt magistralement l’ouverture de Radamisto, Philippe Jaroussky s’avance sur scène pour le premier air, et déjà, le public l’ovationne, applaudissements tonitruants et bravi à l’appui. Le charme opère tout le long du récital, et il faut beaucoup de retenue à l’auditoire pour résister à la tentation d’une ovation après chaque air du contre-ténor ou morceau de l’ensemble.
Le premier choix de ce récital est « Pensa a serbarmi, o cara », air d’Ezio dans l’opéra éponyme. Le Festspielhaus de Baden-Baden a fait le choix de surtitres en allemand et anglais, sans proposer dans son programme le livret dans sa langue originelle. Ce n’est pas une contrainte pour le public, tant l’articulation ciselée de Philippe Jaroussky permet de ressentir la beauté de l’italien. Chaque syllabe est travaillée sous toutes ses coutures, les « r » roulent mélodieusement, les voyelles sont tenues et tintent comme du cristal.
Pour « Son pur felice…Bel contento, » récitatif et air de Flavio, c’est Flavio lui-même qui s’incarne dans la gestuelle du contre-ténor. Il esquisse presque un pas de danse, aussi élégant dans ses mouvements que sa voix est à nouveau enchanteresse. L’harmonie est parfaite entre Philippe Jaroussky et l’ensemble Artaserse. Pendant chaque partie instrumentale, le contre-ténor est en retrait, derrière les cordes, et le public a cette fois les yeux rivés sur les musiciens, pour l’allegro du Concerto grosso en Sol majeur, puis pour l’adagio de la Symphonie pour cordes et basse continue en Si majeur. Les instruments sont l’extension physique de leurs interprètes, chacun exploitant à l’extrême toutes les capacités offertes par l’objet. Les archets des violoncellistes ne glissent pas seulement, ils sautent, tourbillonnent presque sur les cordes.
« Son stanco… Deggio morire, o stelle ! », récitatif et air de Siroes, roi de Perse permettent à Philippe Jaroussky d’exprimer le courroux des dieux par sa gestuelle, tandis que son articulation, toujours aussi précise, développe l’allitération des « l » de « stelle » (les étoiles) et prolonge le « a » de « pace » sans avoir besoin d’ouvrir grand la bouche.
Suivent « L’Arrivée de la reine de Saba », symphonie de l’oratorio Salomon, puis le grave du Concerto grosso en Do mineur, et toujours la même somptuosité dans l’interprétation de l’Ensemble Artaserse, Pour « Se potessero i sospir’ miei », air de Tirinto dans l’opéra Imeneo, c’est encore une fois une sensation de clarté, de limpidité que ressent le public, tant les « i » des « soupirs » (sospiri) sont longuement tenus, le mot « cuor » déroulé, l’accompagnement du violoncelle quasi-céleste.
Avant l’entracte, Radamisto revient avec le récitatif « Vieni, d’empietà mostro crudele, aprimi’l petto », et l’aria « Vile ! se mi dai morte ». Philippe Jaroussky incarne à nouveau pleinement le personnage, c’est un Radamisto dont la colère et la vindicte se parent de beauté, les « o » sont vibrés, les aigus du contre-ténor se marient avec les graves du violoncelle.
Après l’entracte, l’Ensemble Artaserse ouvre la suite des réjouissances avec le largo du Concerto grosso en Fa majeur, et Philippe Jaroussky revient sur le devant de la scène pour le récitatif « Che mi chiama alla gloria » et l’air de Giustino « Se parla nel mio cor ». Le contre-ténor s’adresse au public et se tourne aussi vers l’orchestre, lorsque le livret intime d’ « écouter » (ascolta). Les archets nerveux des cordes rebondissent avec une souplesse déconcertante.
Ptolémée est lui aussi proposé en deux temps, le récitatif « Che più si tarda omai », puis l’aria « Stille amare ». Plus sombre, « amare » devient amer, la mort qui « appelle » (chiama) convoque une voix plus basse pour le contre-ténor, qui reste extraordinairement harmonieux, alors que l’orchestre ralentit. Le public est saisi et applaudit.
L’air « Ombra cara » de Radamisto conforte, si besoin est, l’impression d’aisance du contre-ténor, qui prolonge les « o » de « ombra » et de « sposa » (l’épouse), offre une « vendetta » épurée pour venger la mort de Zénobie et un « abbraccio » (étreinte) réel par sa gestuelle.
Après le dernier morceau de l’ensemble, l’adagio du Concerto grosso en Sol majeur, dans lequel le hautbois fascine le public, les derniers morceaux du programme sont le récitatif « Privarmi ancora » et l’aria « Rompo i lacci » de Guido, tirés de l’opéra Flavio. L’adaptation de la gestuelle au texte est poursuivie, la tension des cordes en adéquation avec la colère de Guido, l’aigu de « potrò » (je pourrai) bouillant et le son « o » prolongé. Le dernier « lacci » (les liens), grave, contraste avec les aigus déployés auparavant et finit de subjuguer le public.
Trois rappels sont offerts après les bravi unanimes. Radamisto et « Qual nave smarrita », air de Zénobie, dont le contre-ténor a la gentillesse de rappeler en allemand la thématique, (celle du bateau perdu), puis, beaucoup plus léger, « La voglio e l’otterrò », de Serse, pour lequel il interagit avec le public et l’orchestre, « la voulant » tellement qu’il tape du pied, déterminé à « obtenir » l’objet du désir, ce qui provoque les rires du public et la complicité du premier violon qui le rassure d’un hochement de tête. Dernier cadeau, « Ombra mai fù », toujours extrait de Serse, dont le contre-ténor confesse que c’est l’un de ses airs préférés. Cette « ombra » est aussi pure et angélique que l’ « Ombra cara » du programme.
Le public aimerait que les rappels durent aussi longtemps que le programme, et quitte à regrets la salle, non sans avoir à nouveau applaudi à tout rompre l’Ensemble Artaserse et Philippe Jaroussky, qui a la gentillesse de s’entretenir avec ses admirateurs dans le foyer du Festspielhaus à l’issue de cet inoubliable récital.
Philippe Jaroussky a une saison bien remplie, notamment à Paris : réservez pour son récital à Versailles, sa création à l'Opéra de Paris, Orphée et Eurydice au TCE puis de retour à l'Opéra Royal.