La Clémence pour Titus : le sacre des impératrices à Garnier
La toile tendue devant le plateau accueille le public en lui offrant l'enjeu du drame à venir, dans des couleurs primaires et des formes nimbées qui résonnent merveilleusement avec le chef-d'œuvre de Chagall au plafond de Garnier. Un Empereur couronné semble à la fois surgir du brouillard et y retourner. Toute la mise en scène de Willy Decker entretiendra cette dualité entre un Empire qui s'effondre ou un Empereur qui triomphe. Le plateau offre l'arène de Willy Decker, cette paroi semi circulaire derrière les chanteurs, déjà admirée sur sa Traviata : un dispositif aussi puissant qu'efficace, pour le chant comme pour le drame : faisant résonner, rayonner et tournoyer les voix comme les passions. Sur cette scène romaine, l'arène est l'intérieur d'une colonne de marbre. Un apparent classicisme, mais de biais, comme le cadre de scène tout aussi marmoréen : quelque chose ne tourne pas rond au Royaume de Titus. Tout est de Decker, rien n'est d'équerre. Tout est ainsi signifiant, avec autant d'évidence que de puissance : un bouquet de roses rouges pour la passion, un parapheur pour le pouvoir, un long poignard pour la vengeance, un bout de corde pour la condamnation à mort. Le bloc de marbre s'effrite à chaque baissé de rideau, il pourrait aussi bien finir en poussière que révéler la statue d'un Empereur triomphant. La colonne s'ouvre, figurant soit le pilier d'un Empire qui s'effondrera, soit l'ouverture d'un palais vers le ciel splendide peint en fond de scène (lui même déchiré entre le bleu azur et le rouge infernal).
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Les femmes sont les grandes triomphatrices de la soirée. Amanda Majeski ouvre merveilleusement le drame en Vitellia, fille de l'ancien Empereur destitué, déployant sa voix charpentée, sans faiblesse aucune et rayonnant aisément sur le délicat continuo du clavecin. Ses passions balayent tout l'ambitus, depuis les graves de poitrines effleurés jusqu'aux aigus intenses. Son incarnation diabolique campe parfaitement le personnage, d'un rictus accentué, les traits étant tirés par une coiffure serrée très haut, à la mode Renaissance. Impossible de ne pas mentionner la longueur et la richesse de son souffle, impérial. Ses adieux à l'espoir d'amour et d'hyménée fondent droit sur le trône tandis qu'elle dilapide le bouquet de roses (bouleversante Traviata antique soulevant les applaudissements bien avant la conclusion instrumentale de son air final).
Stéphanie d'Oustrac est physiquement méconnaissable dans le rôle travesti de Sextus mais son chant fait immédiatement reconnaître toute l'étendue de ses talents (que nous avions récemment admirée dans ce même rôle, en version de concert dirigée par Teodor Currentzis : aussi bien au Grand Opéra de Genève qu'au Théâtre des Champs-Élysées). La voix toujours chaude et d'une impressionnante homogénéité lève le premier bravo de la salle, avant d'autres. Le chant a ce qu'il faut d'obscurité pour une voix de mezzo et un personnage contraint aux noirs dessins, maîtrisant et sublimant l'émotion de celui qui accepte d'attenter à la vie de l'Empereur Titus, par amour pour Vitellia. La chanteuse suspend à ses lèvres le public et la vengeance de Titus, obtenant sa clémence par la beauté de son chant.
Antoinette Dennefeld est elle aussi méconnaissable dans le rôle masculin d'Annius (quel contraste entre ce jeune garçon aux cheveux courts et la gitane délurée de Carmen, l'été dernier à Bastille !). Dans le premier récitatif, elle est également méconnaissable vocalement : la voix peu sonore est tendue par un vibrato stressé. Le chant se laisse emporter par l'émotion de son personnage qui perd d'abord Servilia au profit de l'Empereur. Mais, comme l'amant retrouve son amante, la chanteuse retrouve sa voix, se fait reconnaître. Elle redouble de chaleur et de douceur sur son duo avec Servilia, un duo merveilleusement chanté qui est aussi un exemple d'efficacité scénique, simplement expressive : les amants sont collés à deux faces opposées du bloc de marbre (métaphore évidente du pouvoir impérial écrasant et divisant leurs amours), ils tentent de se toucher mais ne trouvent que le marbre froid. Dennefeld ira enfin jusqu'à éblouir sur son air "Tu fosti tradito" enjoignant autant qu'implorant la clémence de Titus, d'un grave enveloppant emporté jusqu'à des aigus grandioses levant les bravi du public.
Valentina Naforniţa joue délicieusement une humble et délicate Servilia, mais offrant une voix ample et riche, jusqu'aux moments de grâce par ses aigus filés, immensément croissants.
Publius a le port noble et la démarche élégante, en harmonie avec la voix de Marko Mimica, baryton-basse riche en harmoniques graves, assourdies mais renforçant presque ainsi l'aspect cérémoniel.
Le chef Dan Ettinger chante avec ses chanteurs et souffle avec ses instrumentistes. Sa fosse a toute la pompe d'un effectif classique et royal, accompagnant de manière somptuaire le couronnement et les processions, sachant également alléger les mouvements délicats. Le chœur tout habillé de noir et sorti d'un tableau de Velasquez présente des coiffures aux immenses architectures, plus extravagantes encore que leurs chapeaux.
Le public accordera la clémence pour Titus : Ramón Vargas qui avait remplacé Kaufmann en Hoffmann à Paris la saison dernière. Le ténor ayant prouvé qu'il pouvait être engagé à Bastille, démontre qu'il a le format pour Garnier. Il rend donc audible la voix d'un empereur dont les apparats glorieux ne couvrent pas sa blessure profonde. Les accents vocaux surgissent d'une ligne hachée. La prononciation bafouille un italien au fort accent hispanique, avec des sifflantes zozotantes. Les aigus serrent, partent vers l'arrière et perdent la justesse, avant que sa seule vocalise ne perde le rythme. Au diapason de la voix, le jeu campe une âme errante.
Du bloc de marbre sort un buste, mais chauve et qui disparaît pour faire place à un trône de guingois, sur les ruines. Le buste de Titus resurgit finalement, regardant le ciel dégagé par la colonne ouverte, triomphant, récompensant la clémence de Titus... sauf que Ramon Vargas s'effondre à terre et laisse tomber sa couronne du roi Ubu.