La Bohème refait Mai 68 à Baden-Baden
« La beauté est dans la rue », affiche en vogue au printemps 68, décore le modeste studio occupé par Schaunard, Rodolfo, Marcello et Colline, à côté d’une photo de Sartre et de cours de fac scotchées aux murs. Le décor, dont le formica constitue logiquement le matériau essentiel de l’ameublement, est tout en longueur et hauteur, encadré par des flocons de neige dont le flux augmente au fur et à mesure que le désespoir s’installe.
L’atmosphère électrique du Quartier Latin se ressent immédiatement par le biais des colocataires. Le timbre chaud du baryton Konstantin Suchkov, Marcello, apporte une énergie vibrante à son texte, renforcée par sa gestuelle et son articulation exemplaire. La voix de basse de Nahuel di Pierro offre de sublimes graves à son Colline, qui pour la circonstance ne quitte pas son fameux manteau, beige et coupé à la mode des Swinging Sixties.
Le timbre de baryton soyeux d’Edwin Crossley-Mercer en Schaunard est pourvu des mêmes qualités que ses acolytes, même articulation parfaite, même chaleur de timbre, et pour ancrer davantage cette Bohème dans les années 60, il gratifie le public d’un déhanchement à la Elvis qui ferait pâlir d’envie le King lui-même. Il y a dans cette énergie électrique l’expression d’une jeunesse qui ne demande bien qu’à jouir sans entraves.
Le contraste entre cette jeunesse belle et rebelle et le personnage de Benoît, interprété par la basse Garry Agadzhanian, est d’autant plus fort. Coupe de cheveux des années 30 et lunettes passées de mode, il fait de son Benoît l’archétype du vrai naïf. Il bêle presque lorsqu’il vient réclamer son loyer, se ridiculise lorsqu’il tente un déhanché, et lorsqu’il est mis à la porte, est gratifié d’un « e buona sera a vostra signora » retentissant et parfaitement en accord entre les quatre colocataires. Le champ est libre pour la rencontre entre Rodolfo, le ténor Leonardo Capalbo, et Mimì, la soprano Zarina Abaeva.
C’est le cliquetis du trousseau de clés de Mimì qui se fait d’abord entendre, laissant ensuite la place aux cordes douces de l’orchestre. Zarina Abaeva est une Mimì à la voix veloutée, à l’articulation impeccable. Dans son « Mi chiamano Mimì », ses aigus cristallins fonctionnent de concert avec la flûte traversière. Le mariage des voix de Leonardo Capalbo et de Zarina Abaeva dans tous leurs duos est la preuve d’une union réussie. Les voyelles sont longuement tenues par le ténor, la chaleur de son timbre transmet les élans amoureux de Rodolfo. Il évolue gracieusement dans le décor, alors que son amante est plus statique. Zarina Abaeva sourit mais ne fait pas le choix d’une gestuelle propre à son personnage. L’osmose vocale entre les deux amants est totale, et il en va de même dans la fosse entre chaque composante de l’orchestre.
Le décor du deuxième acte est minimaliste : une fois le studio envolé littéralement dans les airs, ne restent que quelques tables de bistrot, essuyées par deux figurants on ne peut plus "français", cigarette au bec pour la patronne, béret pour le patron.
Les figurants déboulent sur scène à grand renfort de chignon choucroute et de pied-de-poule ou mini-jupes selon leur catégorie sociale, et les plus rebelles, ainsi que les enfants, brandissent leurs affiches aux slogans soixante-huitards : « La police s’affiche aux Beaux-Arts, les Beaux-Arts s’affichent dans la rue », « Université populaire, oui ». Le ténor Sergei Vlasov en Parpignol, boiteux noyé dans une nuée d’enfants, n’a à vendre de sa voix assurée que quelques ballons et est vêtu d’un costume de vétéran de guerre. Le public ne peut que supposer qu’il est l’incarnation du monde d’avant, et de la lente transformation de la société, sans explication de texte claire.
Si le chœur bouillonnant des adultes de la formation musicAeterna conquiert le public, celui des enfants du Cantus Juvenum de Karlsruhe a encore besoin de travailler son articulation et son placement de voix. La fluidité des cordes de l’orchestre compense cette faiblesse et prépare à l’arrivée de la soprano Sofia Fomina, époustouflante et espiègle Musetta. Elle fait porter à Alcindoro, interprété lui aussi par Garry Agadzhanian, un sac de courses, et puisqu’on est en 1968, c’est évidemment la boutique Courrèges qui a été dévalisée. Garry Agadzhanian sait adapter sa voix au personnage : ce n’est plus le bêlement de Benoît mais une voix puissante qu’il déploie devant Musetta. La gestuelle provocante de cette dernière est autant maîtrisée que sa voix, ses aigus sont parfaitement tenus jusqu’à la résolution finale où ils sont emprunts d’une douceur infinie. Son petit jeu de séduction avec Marcello fonctionne parfaitement. Il se conclue par une étreinte passionnée que renforce l’énergie de l’orchestre, qui ressent et transmet constamment l’émotion de chaque personnage et de chaque situation.
Mais le malaise s’installe ensuite. Un décor de simples cageots et caisses bientôt recouverts de neige annonce le chœur des balayeurs et des laitières, dont la douceur, et celle de l’orchestre, est en décalage avec la fouille au corps d’une manifestante par la police, proche du viol. Le ténor Victor Shapovalov en agent des douanes conserve un timbre chaud et une articulation soignée malgré l’horreur de la scène. Parpignol revient et erre dans ce décor glauque : il ne lui reste plus que deux ballons à vendre et son costume maintenant déchiré le fait ressembler à un mendiant.
Zarina Abaeva délivre un déchirant « Donde lieta uscì » mais Sofia Fomina et Konstantin Suchkov détendent l’atmosphère. Un coup de pied judicieusement placé à l’encontre de Marcello ne fait pas vaciller le timbre de Sofia Fomina, et Konstantin Suchkov fait retentir toute la puissance de sa colère en déroulant le mot « strega » (sorcière).
Plus tard, l’arrivée de Schaunard, Edwin Crossley-Mercer (qui nous a parlé de cette production en interview) et Colline, Nahuel di Pierro (qui nous a lui aussi parlé de cette production), insuffle pour la dernière fois une bouffée d’énergie et de vie avant le dénouement, saccageant leur studio avant que Musetta n’annonce la terrible nouvelle. L’orchestre se pare alors d’une coloration sombre, accentuée par les cuivres et les cordes solennels. Le Colline de Nahuel di Pierro fait ses adieux à son manteau « Vecchia Zimarra », ses pleurs se mêlent harmonieusement à son timbre qui se fait doux et sombre.
Pour préparer à la mort de Mimì, le studio disparaît complètement. Reste un décor de neige sur fond gris, presque lunaire, dans lequel Leonardo Capalbo est un Rodolfo anéanti, son timbre vibrant dans un dernier cri.
La lumière est saturée, les personnages ne sont plus que des silhouettes noires, faisant dos à la scène et à Mimì, recouverte de neige.
Le public, d’abord mesuré dans ses applaudissements, se laisse ensuite aller à une ovation unanime lorsque Teodor Currentzis salue sur scène et distribue à l’orchestre les fleurs du bouquet qui lui a été offert.