La Flûte désenchantée à Limoges
La Flûte enchantée de Mozart est un Singspiel, opéra comique allemand avec des passages parlés. Dans la mise en scène de David Lescot, elle est d'abord un soap opera. Durant l'ouverture, Sarastro et la Reine de la Nuit tournent un sitcom. Ils se disputent derrière le capot en carton d'une voiture, avant de se déchirer sur le destin de leur bébé en plastique (tandis qu'une vidéo pré-enregistrée projette le résultat de ce tournage, que les acteurs miment au mieux). Les intertitres de roman feuilleton expliquent qu'ils sont les parents de Papageno dans cette version, puis annoncent la catastrophe climatique qui réduit la Terre à un désert en ruine, habité par une peuplade retournée à l'état sauvage. Le rideau se lève alors sur un décor désertique, post-apocalyptique, à la Mad Max où les personnages errent en guenilles parmi les crânes de bison, les cadavres d'oiseau et les jerrycan vide. Les "clochettes d'argent" de Papageno sont un petit jouet enfantin, comme la flûte en plastique de Tamino qui charme une cohorte de dromadaires zombies couverts de détritus et de charpie. 40 minutes d'entracte sont nécessaires au long changement de plateau. Le désert naturel laisse alors place à un désert artificiel de main d'homme : un centre commercial tout aussi désolé. Le Chœur de l’Opéra de Limoges, traînes-savates sales en sweats à capuche, erre derrière les vitrines explosées, répandant une voix fantomatique et noble parmi le verre pilé et les murs effondrés, descendant un escalator immobilisé par la rouille, dans lequel seront engloutis La Reine de la nuit et Monostatos.
Seuls Pamino et Tamina sont vêtus d'habits propres et bien coupés, accentuant leur noblesse hors du monde. Tamino est le ténor Tuomas Katajala, au vibrato serré, bien couvert et sonore y compris dans les récitatifs et passages parlés. Ses accents vainqueurs s'appuient sur de belles syllabes. L'air "Ach, ich fühl's" résume quant à lui les talents de Pamina, assurée dans des graves chauds qui montent avec justesse vers des aigus rondement menés. Généreuse en souffle, Siobhan Stagg est délicate et sonore à l'envi, souvent émouvante (malgré un jeu d'actrice assez rigide).
Papageno, l'oiseleur Klemens Sander, impressionne autant qu'il réjouit par son jeu d'acteur et son articulation de l'allemand, parlé comme chanté, digne du Lied. La subtilité n'interdit pas la puissance et les accents projetés de son "Oh Weh" malheureux rappellent Thomas Hampson. Il impressionne aussi lorsqu'il parvient à mimer en playback le tintement bien en rythme du merveilleux glockenspiel. Il abandonne certes les baguettes de son jouet Playskool lorsque le passage devient trop virtuose mais il transforme alors son carillon en téléphone qu'il met à l'oreille et sur lequel il tapote les touches sonores avec drôlerie et dextérité. Papageno et Papagena roucoulent et piaillent finalement de bonheur, tandis qu'il effeuille sa nouvelle partenaire, arrachant un à un les sacs plastiques qui habillent cette Zézette (du Père Noël est une ordure) dans l'escalator, danse des voiles de Salomé, version écologiste contemporaine : Camille Poul caquette en suivant son Papageno comme une mère, le couvant du regard.
Jodie Devos arrive dans sa vieille voiture poussiéreuse et cabossée, poussée par les femmes du plateau. En deux airs, elle éblouit. D'abord par les trilles de douleur évoquant l'émotion bouleversante de la mère qui a perdu sa fille. Puis dans son air célébrissime, immédiatement et continûment puissant, époustouflant par les suraigus, terribles, autant qu'émouvant dans les souples transitions.
Dashon Burton étend mezzo forte les lignes de Sarastro, avec une auguste souplesse attentionnée. Amplement vibré, il atteint les notes parcourant l'ambitus, sans les projeter outre-mesure. Son port, certes droit et inquiet, dégage toutefois une certaine noblesse, notamment par des gestes et déplacements cérémoniels avec un regard posé. Mark Omvlee, son serviteur maure, campe fort bien Monostatos d'une voix et d'un corps tendus puis serpentins.
L'ombre du serpent projetée sur Tamino est chassée par les trois Dames, amazones peroxydées, en cuir et bottines. Elles se crêpent le chignon pour savoir qui protégera le prince et pour malmener Papageno. Ravissantes séductrices, elles charment depuis les lignes envoûtantes où elles s'effeuillent et se caressent mutuellement, jusgu'aux mouvements emportés : Sophie Junker assurée sur tout le registre, Émilie Renard radieuse et mutine, Eva Zaïcik en belle rondeur. Aux trois dames répondent les trois garçons en jean et T-shirt délavés, puis vêtus de sacs poubelle et plastique. Arsène Augustin, Benoît-Joseph Nivault et Matéo Kasrashvili, jeunes chanteurs de la Maîtrise de Caen dirigés par Olivier Opdebeeck, accordent de douces voix flûtées, bien en place. Enfin, Christian Immler surgit du sol avec une voix assurée d'Orateur.
Christophe Rousset dirige avec sa clarté coutumière, mais il n'a pas son orchestre des Talens lyriques dans la fosse. L'Orchestre de l'Opéra de Limoges en présence suit le chef avec grande attention, déployant une belle justesse malgré d’importants décalages chez les vents et des cordes qui disparaissent lors du finale. La production est saluée par des applaudissements sonores et cadencés, deux rappels durant.