Kate Lindsey & Baptiste Trotignon – Thousands of miles
La mezzo-soprano Kate Lindsey est familière du répertoire lyrique "classique" et le pianiste Baptiste Trotignon est habitué aux répertoires du jazz. Pourtant, ces deux interprètes ont voulu travailler ensemble. L’œuvre de Kurt Weill (1900-1950) leur semble alors idéale pour une collaboration musicale riche et prometteuse, chacun pouvant apporter ses connaissances et talents. Plus qu’une simple fusion de styles, ils veulent, par ce récital, faire découvrir le dialogue incroyable et passionnant entre l’Est et l’Ouest qu’ont permis quelques compositeurs européens ayant émigrés aux États-Unis. Le compositeur allemand Kurt Weill en est évidemment la figure centrale, les périodes de sa vie rythmant le programme de l’enregistrement.
Fils d’un musicien juif de Dessau, Kurt Weill n’a que dix-huit ans lorsqu’il découvre la capitale berlinoise, ravagée par la Seconde Guerre mondiale. Cette misère sociale permet toutefois un renouveau artistique qui donnera naissance aux années folles, une période de grande effervescence pour Berlin, tant industrielle qu’artistique. Emporté par cette vague de renaissance, Weill compose de nombreuses œuvres vocales pour sa bien-aimée Lotte Lenya, à la voix « une octave en dessous de la laryngite », certainement donc une voix grave et rauque mais assurément séduisante. Il rencontre aussi le dramaturge Bertolt Brecht (1898-1956), avec lequel il collabora plusieurs fois avec succès, notamment pour L'Opéra de quat'sous (1928) ou Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny (1930). Sa renommée dépasse les frontières et la musique de Kurt Weill est bien connue à Paris, où il se réfugie à l’arrivée d’Hitler. Il y rencontre une interprète d’exception en Lys Gauty. Cependant, le musicien n’est pas à son aise dans la capitale française et décide d’émigrer alors aux États-Unis en 1935. Ce compositeur engagé proche du communisme trouva étonnamment refuge et bon accueil à Broadway, participant à un renouveau du musical, musicalement et politiquement. Il n’est toutefois pas le seul exilé à New York, qui abrite entre nombreux autres Alexander von Zemlinsky (1871-1942), Alma Mahler (1879-1964) ou Erich Wolfgang Korngold (1897-1957). Eux aussi apportent au Nouveau Monde leur culture viennoise, tout en se laissant imprégner des couleurs étasuniennes, aux lumières flamboyantes des grands espaces et aux éclats de Liberté.
Kate Lindsey n’a peut-être pas le timbre d’une chanteuse de jazz. Elle profite toutefois de ce répertoire tout particulier pour explorer sa palette de timbres dès le premier titre de l’album, Nana’s lied : avec sa belle voix ronde et chaude de mezzo, elle chante, parle, chuchote même. Cette richesse est possible grâce à une prise de son exemplaire, mais il est néanmoins dommage qu'elle laisse entendre un léger sifflement lors des notes aiguës un peu puissantes. L’accompagnement de Baptiste Trotignon ne se cache pas tout en laissant une place suffisante à la voix, très attentif à ses nuances et ses intentions. Il soutient les couleurs et les contrastes, par exemple dans la chanson suivante Pirate Jenny, extraite de L’Opéra de Quat’sous. La voix, charmante et laissant entrevoir une touche de sincérité, y fait entendre un autre timbre, avec plus de caractère et un certain grain. Les graves poitrinés peuvent d’abord surprendre mais le reste de la voix est très homogène et agréable. Estimant que certaines parties de piano écrites par Kurt Weill sont parfois approximatives, le pianiste se permet de les réinterpréter à sa façon. Cette audace, respectueuse et dénuée de folie excessive ou gratuite, amène effectivement une approche vivante et originale d’une partition qui se laisse volontiers réinterpréter. Il est alors très appréciable d’entendre que le piano a aussi des occasions de s’exprimer, comme interprète à part entière aux côtés de la chanteuse. C’est aussi le cas dans l’introduction de Trouble man, extrait de la comédie musicale Lost in the Stars, qui devient ensuite un accompagnement à la fois simple et toujours poétique. Kate Lindsey interprète avec investissement et en devient captivante. L’Hymne d’Alma Mahler est sans doute une œuvre difficile et peu connue : la sage et jolie mélodie invite à la solennité simple. Une simplicité dont manque peut-être cette interprétation, tentant une certaine progression expressive, sans pour autant transcender l’auditeur.
Je ne t’aime pas de Kurt Weill apporte cependant de nouvelles nuances, s'appuyant sur l’accompagnement mouvant du piano. Les rythmes et les harmonies changent selon les intentions de la chanteuse. Cette chanson exprime parfaitement l’expression « Je t’aime, moi non plus » – qu’interprète évidemment incroyablement Lys Gauty, avec sincérité et une grande simplicité. C’est justement peut-être ce qui manque une fois encore Kate Lindsey dans sa version. L’attention qu’elle porte aux mots est flagrante, mais sa vision plus globale, voire psychologique, de l’œuvre en pâtît. L’interlude improvisé de Baptiste Trotignon est cohérent avec cette compréhension, détachée d’une nostalgie ou d’une certaine tristesse, s’amusant "simplement" à transformer la mélodie, avec néanmoins un grand souci du toucher de chaque main. La main gauche assure toujours un accompagnement harmonique et rythmique, un peu en retrait, laissant à la main droite une belle liberté expressive. Ce touché moelleux, clair et fluide, s’apprécie aussi lors des deux chansons suivantes, Thousands of miles et Don’t look now, sorte de danse nonchalante à trois temps. Quant à la voix, elle se montre charmante, avec un travail de la langue anglaise patent. À l’écoute de l’apaisant —aidé d’une discrète réverbération— Schneeglöckchen (Perce-neige) de Korngold, l’auditeur se sait une fois pour toutes entraîné dans l’univers de Kate Lindsey et Baptiste Trotignon, qui malgré la diversité des langues ne souffre d’aucune discontinuité.
Toutefois, et heureusement, un monde plus expressif est exploré avec Die stille Stadt (La ville tranquille) d’Alma Mahler, où les interprètes, particulièrement le pianiste, se montrent touchants par leurs phrasés bien menés, donnant même l'envie d'une dernière note à la résonance plus longue, comme pour celle de Mond, so gehst du wieder auf (Lune, ainsi tu te lèves à nouveau). L’homogénéité des sons des deux musiciens et leur équilibre sonore paraît idéal, le piano très doux mais toujours présent soutenant la poésie de l’articulation de la voix. Baptiste Trotignon tente une certaine évolution d’ambiance, plus vivante, lors de l’interprétation de Lonely house, extrait de l’opéra Street scene de Kurt Weill. Cependant, Kate Lindsey semble rester dans l’univers qu’elle a installé. Elle se montre indéniablement plus expressive avec la langue allemande de Der Abschiedsbrief (La lettre d’adieu), portant une attention toute particulière à sa prononciation et à son propre rythme. Privilégiant parfois la voix parlée, elle sait laisser la mélodie au piano. Dans Denn wie man sich bettet, so liegt man (Comme on fait son lit on se couche), extrait de Mahagonny, Kate Lindsey fait entendre sa superbe voix grave, notamment en la détimbrant, jouant un personnage qui parait bien connaître l’amour et ses pièges. La mezzo se montre même malicieuse dans Buddy On The Nightshift, ou au caractère décidé dans la deuxième partie en allemand Berlin im Licht.
Enfin, le duo termine par deux pièces mal connues de Zemlinsky, Und hat der tag all seine qual (Enfin toutes les misères de la journée) et Selige stunde (Heureuse heure). Tous deux respectent scrupuleusement les rythmes et la régularité, tout en paraissant interpréter de façon naturelle et tout en finesse une belle poésie musicale, terminant doucement sur « Und Schlafen » (Et dors).