Falstaff à Bastille : les cornes d'abondance
La soirée s'ouvre comme il se doit sur le rire hédoniste de Sir John Falstaff, désormais indissociable de son interprète Bryn Terfel. La voix et l'incarnation sont aussi généreuses que son imposante bedaine, mais aussi fines que les bords recourbés de ses moustaches. Le public savoure cette performance modèle toute la soirée durant, à la fois admiratif et riant de bon cœur devant ce Cupidon balourd, ce personnage débonnaire qui s'affale dans les fauteuils ou se débat comme un beau diable alors qu'il est dans de beaux draps — ou plutôt les torchons du panier à linge sale qui finit jeté dans la Tamise.
Le dicton l'assure : certains interprètes ont tant de génie qu'on pourrait aller les entendre chanter le bottin. Ce Falstaff est donc génial, tant l'auditoire prend de plaisir à l'écouter déclamer l'immense ticket de caisse listant ses consommations à l'auberge.
Bryn Terfel maîtrise son rôle et le style de cet opus, une tragi-comédie portée par un noble baryton bouffe. Il est un oxymore vivant : drôlement noble, noblement drôle, aussi amusant dans son élégant port et costume qu'il reste noble en pyjama avec des andouillers sur la tête. D'autant que le ramage se rapporte au plumage : cette incarnation épouse une voix très ample mais agile en diable, une parole chantante, du ronronnement au hurlement, endolori et jovial, philosophe.
Les deux sbires de Falstaff, Bardolfo et Pistola ont les carrures complémentaires et le jeu de Laurel et Hardy ivrognes. Cela leur permet d'entrer parfaitement dans le sillon de leur maître. Rodolphe Briand montre qu'il est un habitué des lieux, avec son aisance scénique et sa rondeur vocale. Son acolyte Thomas Dear est d'abord peu sonore, traversant toutefois la scène avec enthousiasme, un balai et des lunettes d'aviateur, mais il impose ensuite ses résonateurs profonds sur les longues syllabes et lorsque l'orchestre s'allège avec soin.
Thomas Dear (Pistola), Rodolphe Briand (Bardolfo), Bryn Terfel (Sir John Falstaff) et Graham Clark (Dottore Cajus) - Falstaff par Dominique Pitoiset (© Sébastien Mathé / Opéra national de Paris)
Ford est lui aussi un fascinant oxymore. Le deuxième grand rôle de cet opéra revient à un autre baryton, qui doit donc faire face au colosse Terfel. Mission presqu'impossible, pourtant brillamment relevée par Franco Vassallo. Avec une telle voix et un tel jeu d'acteur, son second rôle devient un premier rôle. Ford est une Rolls Royce. Son volume sonore remplit le grand vaisseau de Bastille, même mezzo forte, même mezza voce, même persiflant du bout des lèvres et les dents serrées, ou en voix de fausset. Ses graves sont enracinés, ses aigus couverts avec métier. Subtil, il est aussi puissant et sait déchirer le rideau des cuivres éclatants, tel le Scarpia du Te Deum de Tosca qu'il prendra bientôt. Lui aussi fait rire de bon cœur le public lorsqu'il fulmine et semble bouillir de rage devant son manque de confiance matrimonial et les rodomontades de Falstaff (qui le salue en lui faisant des cornes de la main). Il rend à la perfection la force faible de l'homme, aussi pathétique que terrifiant, puissant mais rongé par la jalousie, du mari dupé mais qui peut convoquer une milice armée jusqu'aux dents pour chasser les infidèles (milice composée du Chœur de l'Opéra National de Paris, impliqué scéniquement et juste mais peu en place rythmiquement). Si ces deux barytons principaux avaient une extinction de voix, ce serait un crève-cœur, mais leur jeu d'acteur suffirait au spectacle.
Franco Vassallo est d'ailleurs revenu en détail pour nous sur sa préparation du rôle de Ford dans cette production (parmi une interview passionnante sur sa carrière et sa vision)
Bryn Terfel (Sir John Falstaff) et Franco Vassallo (Ford) - Falstaff par Dominique Pitoiset (© Sébastien Mathé / Opéra national de Paris)
Julie Fuchs en Nannetta démontre le soin apporté par l'Opéra national de Paris à ses distributions. Ses tenues très longues en souffle sont pleinement homogènes et d'une absolue justesse. Elles sont surtout d'émouvantes invocations lunaires, la poésie même. Son aspirant est le Fenton de Francesco Demuro, un ténor au placement assuré avec même son léger pincement et des élans Pucciniens menés vers un aigu couvert (et un peu recouvert par l'orchestre).
Francesco Demuro (Fenton) et Julie Fuchs (Nannetta) - Falstaff par Dominique Pitoiset (© Sébastien Mathé / Opéra national de Paris)
Dans le quatuor féminin, Aleksandra Kurzak (Mrs Alice Ford) brille par ses aigus, comme Varduhi Abrahamyan (Mrs Quickly) par la chaleur de ses graves, avec la Mrs Meg Page de Julie Pasturaud en bel équilibre central : celle-ci a en effet une voix complète et homogène, appliquée et impliquée, bien projetée et contrôlée.
Aleksandra Kurzak ravit en diva mutine et si elle n'a pas les notes graves de la partition, elle s'appuie sur le médium inférieur avec une certaine largeur et largesse. Varduhi Abrahamyan convoque la chaleur grave de Carmen et les sourires radieux d'Olga (ses deux récents rôles in loco), déployant, du bout d'une petite moue, des phrases toutes en langueur. Au quatuor féminin répond le quintette masculin, attentif à bien raser Ford et plongeant tête baissée dans le style rossinien, avec un barbier et neuf voix entremêlant une virtuosité pétillante et pépiante.
Graham Clark donne au Dottore Cajus sa voix serrée, tendue et sinusoïdale, mais caractérisée et qui trouve bientôt l'ancrage du médium. Il a une vision rythmique personnelle de l'arioso Verdien (entre le parlé et le chanté), mais il peut s'appuyer sur un impeccable Orchestre de l'Opéra National de Paris. Dirigée par la baguette clinique mais éloquente de Fabio Luisi, la phalange chemine bien en rythme à travers les styles de la partition. Comme la fosse, la mise en scène imaginée il y a 18 ans par Dominique Pitoiset présente bien les atouts du livret, avec ses épisodes comiques et poétiques. Les personnages sont face à un port (avec caisses de cargos et bidons) et devant un bâtiment en brique rouge de la révolution industrielle anglaise. Ses arches et hauts murs enserrent l'entrée d'une taverne, dominée par un cerf aux cornes prémonitoires, annonçant les multiples tromperies. Ce décor glisse de cour à jardin, puis revient à sa place et, ces déplacements étant faits à vue, les quatre baissers de rideau avant l'entracte ne servent qu'à inviter le public à applaudir le spectacle, aussi tôt et souvent qu'il le mérite. Le décor glisse ainsi jusqu'au martyre et à la rédemption de Falstaff, dans les vivats de la grande fugue : “Le Monde entier est une farce et l’homme est né bouffon !” L'occasion d'admirer les dernières lignes de Verdi, son génie, celui des interprètes.
Extrait de la saison 2012/2013 :