Kein Licht à l'Opéra Comique, un "thinkspiel" cabot
Le fluo envahit tout le plateau (au point qu'une chanteuse a fait une réaction allergique lors de la création française à Strasbourg -retrouvez notre compte-rendu). La couleur omniprésente, des liquides, aux tenues, en passant par les néons, borde le plateau surélevé comme le déchet nucléaire encercle le monde. Même, des opérateurs atomiques traversent le public avec de grands néons lumineux. Si le plateau est surélevé, c'est que bientôt le fut atomique se mettra à fuir, puis inondera la scène devenue piscine nucléaire.
Deux écrans vidéos sont suspendus, au niveau des loges et une projection est réalisée sur tout le mur en fond de scène. Les vidéos sont parfois métaphoriques (comme les cheminées fumantes, bien entendu, mais aussi cet homme japonais luttant avec le vent pour protéger sa famille, armé d'un simple imperméable), mais elles enchaînent ensuite sans transition vers des images de Paris ou un homme avec une télécommande. Hélas, ces trois écrans affichent les mêmes images, alors qu'ils auraient pu construire des triptyques et des polyphonies visuelles.
La partition de Philippe Manoury alterne et combine deux constructions complémentaires aux fondements de la musique : un pôle harmonique, un autre mélodique. Soit une ligne se dégage et elle est enrichie d'une combinatoire de timbres, soit les instruments et les voix composent d'amples harmonies (souvent par superposition de tierces et quartes se déplaçant en mouvements parallèles).
L'orchestre United Instruments of Lucilin dirigé par Julien Leroy peut faire s'agiter les atomes, entrant en fusion ou en fission, toujours avec une précision granulaire et une maîtrise du discours mélodique (structuré par des symétries et enrichi de répétitions obstinées).
Dans le même esprit dramatique, la partition est hantée par une longue nappe électronique, à la fois méditative et inquiétante : la catastrophe menace, en permanence. L'électronique transforme aussi les voix : blanches et hachées, elles deviennent celles de zombies apocalyptiques. Manoury sait aussi écrire pour les voix, que les instruments soutiennent.
Pour nous, ça deviendrait problématique si vous n'entendiez rien.
Le premier interprète à entrer en scène est le Chien Cheeky. Se perchant sur l'un des jerrycans contenant un liquide fluorescent, il déploie une voix bien appuyée sur un excellent soutien abdominal et une belle ouverture thoracique. L'interprète maîtrise la technique du moïto (son bouche fermée, riche en résonateurs). Ses lignes en ostinato (répétition obstinée de sons) ont une justesse constante et le timbre rocailleux dialogue avec la trompette jazz. Renforçant sa prestation par un jeu d'acteur qui a indéniablement du chien, il fait frétiller sa queue au rythme des doubles croches ou s'allonge à plat ventre pour pleurer sur la catastrophe atomique. Ses éclats de voix sonores emplissent la salle Favart, mais il sait aussi les mener decrescendo vers une fin de phrase expirante. L'interprète canin a une remarquable prononciation de la voyelle "ou". Cela étant, s'il esquisse quelque "â", ses "eu" sont à peine audibles et il lui reste donc quelques sons à apprendre pour parfaire son art. Toutefois, saluons sa prestation sur le quatuor, aux côtés de trois chanteuses lyriques : c'est bien lui qui aboie avec le plus de naturel.
La soprano Sarah Maria Sun s'appuie bien sur des résonateurs graves, avec toutefois un peu d'air. Elle file ses phrases mezzo piano, sans doute la raison pour laquelle un microphone amplifie sa voix (comme celle de tous les autres interprètes). Cela semble toutefois inutile : Favart n'a pas les dimensions de la Gebläsehalle, (complexe industriel de la RuhrTriennale où Kein Licht fut créé) et l'orchestre offre un accompagnement nuancé.
La mezzo Olivia Vermeulen cherche à élargir sa voix déjà ample en renforçant ses résonances graves et ouvrant son fond de gorge. Elle déploie ainsi un son chaud, mais cette technique compromet la justesse des aigus.
Encore, plus vibrée, la contralto Christina Daletska est tendue et emplie d'air, pour construire un personnage apeuré, cherchant le soutien sur des graves de poitrine à la frontière du parlé.
Le baryton Lionel Peintre s'habille en combinaison de protection anti-nucléaire mais même à travers un masque à gaz, il fait entendre les qualités d'application rythmique et la voix d'acteur chantant qui portait Je suis un homme ridicule à l'Athénée.
Les comédiens Caroline Peters et Niels Bormann placent assez bien la voix pour rendre superflue la sonorisation, qui permet certes d'apprécier les subtilités de leur articulation allemande poétique. Cette récitation d'une étrange beauté construit le drame : la douce voix méditative (romantique allemande) est percluse d'inquiétude et soudain déchirée d'aboiements hitlériens. Ces narrateurs (nommés Hans et Gretel) reviennent en Télétubbies à collerette pour jeter des cotillons dans le public.
Le sujet dramatique et le sérieux de la composition musicale n'interdisent pas des moments de légèreté, d'opéra comique, notamment lorsque les narrateurs vantent -avec l'accent de Papa Schultz- l'amour des français pour le vin et l'atome, ainsi que pour les cigarettes, désormais électroniques... donc fonctionnant à l'énergie nucléaire (mais comme ce spectacle, d'ailleurs !)
On ne saura pas car personne n'aura de sang sur les mains.
À la fin de la première partie, la lumière se rallume, les personnages sortent et le compositeur Philippe Manoury vient en personne rompre le flux musical en lisant (laborieusement) un texte explicitant sa démarche. La deuxième fois, il ne prend même pas la peine de venir au pied de la scène. Il reste assis à son siège avec son micro pour discréditer son propre travail : « cette musique n'est pas composée par un humain. »
La mascotte Atomi est exorcisée et remise au cercueil par l'invocation des pouvoirs de Nicolas Hulot, mais la catastrophe arrive. La lumière disparaît (Kein Licht). Le plateau est inondé de liquide radioactif. L'écran vidéo projette le leitmotif de la dernière partie : "Hello darkness my old friend". La tête de Donald Trump tourbillonne sur l'écran vidéo avec force gros plans de sa mèche, devant le texte "great !", suivi par le ballet de Poutine, Erdogan, Kim Jong Un et Bachar Al-Assad.
« Qu'avons-nous appris ? » se demandent les personnages à la fin de la pièce, renvoyant la question au public et à la société, rappelant que l'opéra reste un art politique.