Bach en sept paroles - I - Lumières à la Philharmonie de Paris
Depuis le 14 janvier 2015, date d'inauguration de la Philharmonie de Paris, le public s'est habitué à sa grande salle de 2.400 places et à sa désormais petite sœur, la Salle des concerts - Cité de la musique. C'est pourtant une surprise que de découvrir cet espace rectangulaire de 900 places dans une configuration exceptionnelle : les musiciens sont adossés à une longueur de la salle, alors qu'ils sont d'habitude placés en largeur. Les instrumentistes et le chœur peuvent ainsi s'étaler davantage et le public s'en rapprocher en arc-de-cercle, dans l'esprit d'une musique de chambre.
Si le silence qui suit Bach est encore du Bach, l'accordage qui le précède est déjà du Bach : rien qu'en harmonisant leurs diapasons, les instrumentistes installent un climat méditatif, levant sur l'auditoire un voile de contemplation en vue de la parole musicale divine.
L'Ensemble Pygmalion est composé d’un chœur et d’un orchestre sur instruments historiques. Ces instruments délicats sont pleinement justes, proclamant la parole divine et le contrepoint de Bach, composant un monde harmonieux en suivant la mesure limpide et souple de son démiurge Raphaël Pichon. Mentions spéciales doivent être accordées à deux pupitres remarqués. Les trompettes tout d'abord, aux mécaniques délicates et dont la juste douceur soutient le message divin. La contrebasse ensuite, instrument d'un poids certain qui parvient à s'alléger en contrepoint de la soprano colorée. Quelques notions d'allemand suffisent à comprendre la prononciation limpide du chœur, pourtant composé de voix bien différenciées (notamment les basses gutturales et les ténors aux voix tirées).
Un quatuor varié de solistes vocaux rend l'harmonie musicale de Bach, émergeant des chants individuels. Christian Immler a une voix de commandement. Les notes les plus graves du registre sont esquissées, mais cette basse chantante s'appuie bien sur un placement finement sombre, délicatement couvert et voilé. Son défaut tient à des vocalises tremblantes, qui ne résultent pourtant ni d'un manque d'appui, ni de souffle, mais sans doute à l'inverse d'un excès d'implication qui perd même l'organiste.
Le ténor Julian Prégardien monte en voix pleine très haut dans les aigus. La voix en-dehors siérait davantage à un oratorio et les contrastes de projection sont fréquents (à chaque fois qu'il sort soudain le nez d'une partition suivie de près). Toutefois, la noblesse du port rend un admirable personnage biblique et les passages allégés sont délicats.
L'alto masculin Alex Potter est une voix ronde et homogène, pleinement audible et portée par l'orchestre, s'asseyant notamment sur un doux ensemble de cordes et flûtes. L'orgue reprend le délié de ces lignes boisées, donnant à la voix une dimension angélique. Parfaitement à l'aise techniquement, Alex Potter sculpte comme de l'argile une mine expressive et endolorie, mais sans rien perdre de la justesse et du placement de ses phrases, depuis les attaques piano pleinement timbrées, jusqu'aux montées de vibrato mezzo forte.
Voix aiguë, filée mais bien posée sur le soutien, la soprano Sabine Devieilhe en appelle à la bonté du Très-Haut sur une mélodie liée et continue, ne l'interrompant qu'avec les respirations du continuo (clavecin et instruments graves soutenant l'harmonie). La chanteuse propose une prestation subtile, rendant l'apaisement plutôt que l'emportement face à la Grace Divine. Elle conserve un volume et des ornements mesurés, même dans les élans de l'orchestre (que Pichon contient parfaitement). Les vocalises restent appliquées et en-dedans, cantonnées au médium de la voix : la prestation d'un soliste de métier, à défaut d'étincelle. Pourtant, les silex des cordes vocales semblent parfois prêts à allumer le feu des aigus chez cette Reine de la nuit. Quelques fusées sont sur le point de décoller, assez admirables pour mériter de chaleureux applaudissements. Paradoxalement, la voix est bien plus en verve et ample dans les récitatifs bien articulés (aux graves certes absents).
Belle marque d'humilité toute christique et d'amour de son prochain, les solistes redeviennent simples choristes pour célébrer la Paix d'Israël, le bonheur du Très-Haut jusqu'en bas avec "Der Himmel lacht ! Die Erde jubiliert !" (Le ciel rit ! La terre jubile !) et déployer la joyeuse fugue du "Gloria in Excelsis Deo" (Gloire à Dieu au plus haut des cieux).
N'est resté sur scène qu'un petit groupe de cordes. Après les chanteurs, ce sont deux danseurs qui prennent la place de solistes : Saburo Teshigawara et Rihoko Sato. Se croisant en parcourant l'estrade sur toute sa longueur, ils font tournoyer leurs bras sans cesse et ondulent leurs corps. Homme et femme caoutchouc dansant la Tecktonik, leurs mains se mêlent en moulinets et se séparent comme pour envoyer des boules de feu. Les archets et les bras repartent, tricotant de plus belle et les passages dansés au ralenti sont aussi intenses qu'envoûtants. Une performance esthétique qui laisse les danseurs essoufflés, l'une devant l'autre, chacun tendant un bras opposé pour mieux s'enlacer dans la lumière déclinante et le silence après Bach, encore du Bach.
Voici la vidéo intégrale de ce concert :