Récital Renée Fleming au TCE : la Sehnsucht des bergers de Haute-Auvergne
Renée Fleming frétille des hanches et du bassin pour réchauffer son corps comme ses trilles frétillent pour réchauffer sa voix, au sommet d'une première phrase attaquée poitrinée. Cette première ligne vocale résume ainsi l'ambitus et la palette de la grande soprano américaine. De même, l'enchaînement des deux premiers Lieder de Brahms en cette soirée brosse le parcours émotionnel qui suivra, depuis la légèreté printanière de Ständchen (Sérénade) jusqu'à la nostalgie expirante de Mainacht (nuit de Mai). Les sentiments peuvent même alterner de strophe en strophe, transpirant l'un sur l'autre, à l'image du romantisme : la joie romantique est toujours entachée de nostalgie et réciproquement. Fleming présente ainsi une émotion et une voix tour à tour radieuses et douces. Allant même au-delà, elle parvient à représenter deux intentions par un même moyen, comme les deux faces d'une médaille : le vibrato rapide soutient l'intensité triste aussi bien que joyeuse, idem pour la voix droite, stupeur. C'est enfin un seul et même chant qui représente en même temps l'ambivalence des sentiments qu'elle sait exacerber (maîtresse de ses moyens, c'est davantage par l'intensité de son soutien et des harmoniques qu'elle construit de longs crescendi).
Certains moments sont toutefois de la légèreté pure, telle la célébrissime berceuse (Wiegenlied) de Brahms : "Guten Abend, gut' Nacht". Le public sourit d'aise en reconnaissant cette mélodie enfantine et devant la légèreté des aigus émis du bout des lèvres.
Tout au long de la soirée, Renée Fleming est fort bien secondée par son accompagnateur expérimenté, Hartmut Höll. Stable et assuré avec même cette nonchalance du pianiste de métier assis très loin de son instrument, il déploie ses jambes à 135 degrés ainsi qu'une ligne continue dans les longs arpèges typiques du répertoire de salon, avant de sautiller sur les rythmes légers.
Lorsque Renée Fleming revient sur scène après avoir reçu les applaudissements saluant sa performance en allemand, une question taraude le public : pourquoi la lumière de salle auparavant complètement éteinte, s'est-elle rallumée à moitié ? Le mystère est bien vite résolu : la partie centrale du concert est consacrée aux mélodies françaises et le Théâtre des Champs-Élysées n'affiche pas de sur-titres pour les récitals. L'éclairage est donc indispensable pour pouvoir suivre la prononciation française de la diva, parfaitement inintelligible. L'opérateur ayant certainement décidé que le public avait eu suffisamment de temps pour apprendre la récitation, il tourne le bouton et éteint la lumière exactement alors que se lève le Clair de lune de Verlaine et Fauré. Il reste pourtant une mélodie de Camille Saint-Saëns et une autre d'Oscar Straus (à ne pas confondre avec Richard Strauss qui bouclera le programme). Il ne reste donc plus au public qu'à se laisser porter par la beauté de la voix émancipée des paroles. Et certes les beautés sont nombreuses. Hormis une "Thaïs, l’idole fragile" de Massenet excessivement lyrique, Fleming met de subtils moyens au service d'un chant délicat : les ramures chantent, les jets d'eau sanglotent d'extase. Toutefois, ne pouvant exiger l'impossible de son public, le TCE rallume tout de même la lumière pour les mélodies de Canteloube, chantées en langue auvergnate !
Fleming consacre sa dernière partie de récital à deux rencontres poétiques entre compositeur et librettiste : Egon Kornauth avec Joseph von Eichendorff ainsi que Richard Strauss et Hugo von Hofmannsthal. Les quatre Lieder judicieusement sélectionnés parmi l'opus 37 de Kornauth croissent en dramatisme et mènent (en même temps qu'il préparent Fleming) à deux extraits d'Ariane à Naxos de Strauss. Amplifiant encore ses précédents moyens, l'aigu se fait encore davantage vibré (flirtant entre plusieurs notes et avec le début du cri), la voix s'élance et retombe (toujours contrôlée) à la mesure du cœur et des espoirs d'Ariane, brisés par sa sœur et Thésée l'abandonnant. Appuyant ses résonances sur une mâchoire anguleuse et tonique, le souffle long est à la mesure des grandes phrases de Strauss.
Le triomphe de la star est acquis avant même qu'elle n'entre sur scène. La standing ovation était prévisible mais elle fait plus que la mériter avec ses trois bis. Le premier est une version expressionniste de la "Chanson à la lune" du Rusalka de Dvořák.
Elle présente alors en français les deux derniers morceaux. D'abord Summertime du Porgy & Bess de Gershwin : la chaleur de l'été à l'heure d'un automne bien avancé. Le concert se referme sur l'Ave Maria de Schubert en hommage aux victimes de la récente tuerie de Las Vegas, ville dans laquelle était Fleming avec ses enfants il y a quelques semaines.