Tancredi à La Monnaie : jeunesse de Rossini, simplicité habile et magistrale
Premier grand opera seria (et premier triomphe) de Rossini, pas encore âgé de 21 ans, Tancredi est une œuvre empreinte de jeunesse. Écrit de la main prolifique de Voltaire sous le nom de Tancrède et mise en livret par Gaetano Rossi, cet opéra éclate d’enthousiasme et d’héroïsme. Apogée d’un classicisme, où la passion romaine fascine, les codes du melodramma eroico sont ici poussés au paroxysme. Rossini maintient des airs splendides de la pure tradition belcantiste, une partition exigeante, d’une très grande précision. Ses airs sont entêtants, la musique efficace et définitivement marquante.
« Avant Rossini, il y avait bien souvent de la langueur et de la lenteur dans les opera seria. Les morceaux admirables étaient clairsemés (…) Rossini venait de porter dans ce genre de composition le feu, la vivacité, la perfection de l'opera buffa (...) il entreprit la besogne de porter la vie dans l'opera seria. » Stendhal
Ce qui marque chez Rossini, c’est son habilité, l’économie des moyens et la fraîcheur de l’inspiration. Le dépouillement musical étonne par sa beauté austère : un dualisme séduisant, entre finesse musicale et force violente de la vie. Résolument moderne, Rossini fait mourir Tancredi sur scène. Déconcerté par cette mort inhabituelle, le 20 mars 1813, le public bouda la pièce et il fallut donc revenir au livret originel. L'opus marque alors un peuple et entre dans l’histoire de l’Opéra. Pour répondre aux deux écoles, La Monnaie propose donc deux versions du finale de la pièce au Palais des Beaux-Arts : la Version de Venise (ici chroniquée), puis celle avec le finale écrit pour Ferrare.
Quelle qu'elle soit, quel succès que celui de Tancredi, dont la musique sonne encore si novatrice ! Les premiers mots, d’une simplicité sublime « O ! Patria » , résonneront à plein dans le cœur d’un peuple et dans le sillage napoléonien, avec des airs patriotiques. Le succès de Tancredi tient autant à la beauté du discours qu’à la simple évidence des mélodies. Les chanteurs font face à la force d’un orchestre chargé et riche. Tout est question de dialogue entre la présence et l’absence. Une simplicité de mélodies qui pourtant est d’une rigueur incroyable. Les envolées lyriques sont impressionnantes et le subtile omniprésent.
Dirigée par Giuliano Carella, d’une vivacité impressionnante, la pièce s’ouvre sur l’Orchestre Symphonique de la Monnaie. La distribution est résolument jeune et les voix sont d’une précision notable. Amenaide fait une entrée remarquée en la personne de la soprano Salome Jicia (déjà appréciée à Nancy dans Semiramide du même compositeur la saison dernière). Ses aigus sont impressionnants et sa voix d’une justesse constante. Ses envolées lyriques, survoltées d’énergie, laissent sonner une voix précise, les notes perlent et le souffle ne manque jamais. Avec son élégance de grande interprète, le chant d’un rare naturel réussit à couvrir l’orchestre.
Tancredi, rôle travesti de contralto surprend aussi par son aisance. L’auditoire est marqué par une Marie-Nicole Lemieux à la voix étoffée, ronde et sensible. Une très belle maîtrise de la partition, interprétée avec de belles libertés personnelles, qui rendent le drame de Tancredi universel. D'autant que sa présence sur scène, malgré l’épure des décors environnants, communique des émotions extrêmement efficaces et perceptibles.
Argirio, interprété par Enea Scala, est empreint d’une vive jeunesse. Une belle voix grave de ténor, résolument latine mais fidèle à la discrétion élégante de Rossini. Les mots sont précis et saillants, autant que les aigus. Il connaît son Tancredi sur le bout des doigts.
Orbazzano (Ugo Guagliardo) et sa voix de basse se fait plus discret, les mots sont moins audibles de par sa tessiture, mais sa présence réservée est aussi juste que sa voix. L'Isaura de la mezzo Lena Belkina offre moins d'implication, mais une belle maîtrise de la partition surgit lorsqu'elle n'est pas couverte par le juste Orchestre Symphonique de la Monnaie et le Chœur d’hommes de la Monnaie. Celui-ci déploie beaucoup de puissance en des envolées lyriques, avec de belles sonorités graves et rondes mais manque hélas de rigueur rythmique. Concluant la distribution, Roggiero, rôle travesti de la mezzo soprano Blandine Staskiewicz offre une belle voix précise et si le jeu manque d'abord d'assurance, elle campe son personnage au second acte.
Le public offre des applaudissements finaux aussi enthousiastes que ceux qui venaient couronner les airs de Marie-Nicole Lemieux, Salome Jicia ainsi qu'Enea Scala durant la soirée.