Un puissant War Requiem pour ouvrir la saison de l’Opéra de Lyon
Le compositeur britannique Benjamin Britten (1913-1976) a toujours été un pacifiste convaincu. Les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, particulièrement la brutale destruction d’Hiroshima par la bombe nucléaire en 1945, l’ont marqué profondément. Il émerge en lui alors l’idée d’une œuvre engagée et pacifiste appelant à la paix entre tous les hommes. L’occasion ne lui en sera présentée qu’en 1961, lorsqu’on lui commande une œuvre pour la consécration de la nouvelle cathédrale Saint-Michel de Coventry, les bombardements de novembre 1940 n’ayant laissé de l’ancienne que des ruines. Ce sera l'un de ses plus grands chefs-d’œuvre : le War Requiem. Connu pour son écriture à la fois traditionnelle et novatrice, Britten imagine trois plans sonores : celui traditionnel de la messe liturgique du requiem, avec le chœur, le grand orchestre et une soprano ; le plan « humain » avec un ténor et un baryton accompagnés d’un orchestre de chambre, sur des poèmes de Wilfried Owen (mort à 25 ans à la bataille de la Somme en 1918) ; le plan « surnaturel » par un chœur d’enfants accompagné de l’orgue. Pour renforcer le symbole lors de la création de l’œuvre en 1962, le compositeur invite des solistes de nationalités « belligérantes » : une soprano russe, un ténor anglais (Peter Pears) et un baryton allemand (Dietrich Fischer-Dieskau).
Benjamin Britten est l'un des plus grands compositeurs lyriques du XXe siècle : son sens exceptionnel du théâtre invite à mettre en scène ce requiem-opéra. Le directeur de l’Opéra de Lyon a donc l’idée d’inviter le japonais Yoshi Oida, maintenant habitué aux œuvres de Britten, pour réaliser le premier spectacle de la saison. Cette œuvre universelle lui parle particulièrement puisqu'il fut témoin de la guerre étant enfant. Il veut encourager le spectateur à apprécier l’œuvre en privilégiant ce regard des enfants, à la fois étrangers et victimes de ces conflits d’adultes. Les jeunes chanteurs de la maîtrise de l’Opéra de Lyon ont donc un rôle important dans la mise en scène de ce soir : allant au-delà de leur rôle « surnaturel » pour investir le réel contemporain. Habillés comme pour aller à l’école aujourd’hui (« normalement », donc), les enfants arrivent de la salle, guidés par une religieuse – les spectateurs pourraient d’abord croire à un groupe scolaire retardataire, de nombreux lycéens étant invités ce soir-là à l’opéra. Ils s’assoient sagement côté cour, comme spectateurs d’une leçon augmentée sur la Première Guerre mondiale – comme le suggère une grande ardoise où il est inscrit « 1914-1918 ». Ils se lèvent pour chanter, interagissent parfois avec les solistes et la scène, contemplent la scène la plupart du temps.
Le chœur non plus n’est pas restreint à la seule interprétation de la messe, mais participe à l’action, en tant que parents des disparus. Lors du pesant Requiem, les choristes, debout sur des gradins (certains sous des parapluies) pleurent et se consolent devant des cadavres recouverts de bandages. Ils forment aussi une belle procession autour d’une bière, avec bougies, pour le Recordare Jesu pie. Vocalement, le chœur reste excellemment préparé par Geneviève Ellis. Il fait preuve de très belles couleurs dans le Kyrie eleison, doux et implorant, ou dans les contrastes du terrible Dies irae – avec jets de flammes, comme venant de canons, pour marquer les accents les plus forts. Ces couleurs et leur technique est impressionnante dans les longues tenues des fins de phrases, particulièrement celui du dernier Amen, très long et très morendo (c'est-à-dire de moins en moins fort jusqu'au silence).
Il peut être étonnant d’entendre la soprano soliste chanter en latin, alors qu’elle interagit avec les deux solistes masculins, qui chantent en anglais. Elle crée ainsi un lien entre ce plan « humain » et le plan religieux, et représente une femme victime de la perte d’un proche sans nationalité définie. La russe Ekaterina Scherbachenko se montre en tous cas d’une grande sensibilité scénique et vocale, grâce à son beau timbre et sa présence lumineuse.
Aidés par quatre figurants, Lauri Vasar et Paul Groves sont de vaillants soldats, bons comédiens et bons chanteurs. Le baryton estonien, en soldat allemand, est plein de malice dans son jeu tout en sachant être expressif de sa voix puissante. Le ténor américain, en soldat britannique, un peu plus sérieux mais tout aussi à l’aise scéniquement, convainc de même avec sa voix colorée, bien que ses premiers aigus manquent d’un rien d’échauffement.
Dirigé par leur charismatique nouveau chef permanent Daniele Rustioni, l’Orchestre de l’Opéra de Lyon est parfois rugissant, tout en gardant un équilibre parfait avec le chœur et la soliste. Il en est de même de l’orchestre de chambre qui est sur scène, à jardin – avec les deux solistes masculins – et qui se montre irréprochable techniquement.
Bien que les numéros soient courts et que les petits changements d’accessoires et quelques allers-venues des solistes et figurants donnent une légère impression d’action scénique discontinue, la réalisation de Yoshi Oida et de son équipe reste très efficace. C’est que les subtilités ne sont pas grandes : il est très facile de comprendre le message que veut mettre en évidence le metteur en scène, message déjà assez explicite par l’œuvre elle-même. Après avoir emmailloté des poupées sorties du cercueil dans des drapeaux de divers pays, une dizaine de films de guerres sont projetés lors de l’intense Libera me. Le fond s’écroule comme des bâtiments, ne laissant que des ruines et, après le quasi infini Amen, le silence.