Le Poème Harmonique de Vincent Dumestre fait trembler le Festival d'Ambronay
D’abord chanteur et librettiste, l’italien Antonio Draghi (1634/35-1700) se met à la composition à l’aube de ses trente ans. Néanmoins, cette tardive vocation ne lui interdit pas une fécondité prodigieuse (124 opéras, 41 oratorios et sepolcri, etc.) et une rapide reconnaissance. À partir de 1658, il est chanteur à la Chapelle de l’impératrice douairière Eléonore de Nevers-Mantoue, femme de Ferdinand III de Habsbourg qui a établi sa cour à Vienne. En 1668, il en devient vice-Kapellmeister puis Kapellmeister impérial en 1682. C’est juste avant cette promotion qu’on lui commande un sepolcro : autour d’une reproduction du Saint-Sépulcre, ce genre très proche de l’oratorio autorise toutefois les chanteurs à se costumer et à jouer leur rôle. L’œuvre est créée le Jeudi Saint 1682 à la Chapelle de l’impératrice douairière.
S’inspirant particulièrement de l’épisode de la Passion où Jésus expire sur la Croix (« La terre trembla, les rochers se fendirent, les tombeaux s’ouvrirent. », Matthieu 27:51-52), Le Tremblement de terre est une œuvre construite en huit scènes qui s’enchainent toutes avec une grande fluidité. Le traitement musical du texte y est primordial, bien qu’il soit toujours très mélodique ; les airs y sont donc rares. Grâce à une instrumentation privilégiant les instruments graves, telle la viole de gambe, l’écriture crée une atmosphère intime et intensément tendre.
Les musiciens installés, Alexandra Rübner entre et clame des passages de la Passion. Par sa prononciation volontairement exagérée (« r » roulés et prononciation de toutes les lettres aujourd’hui muettes) et son accent chantant, sa voix résonne dans l’abbatiale tout en restant très intelligible. Alexandra Rübner n’est pas récitante, elle est comédienne : de ses gestes amples, elle occupe avec aisance le devant de la scène, sachant alors captiver l’attention du public.
Cette introduction parlée passée, Vincent Dumestre donne le départ. Sa direction est engagée, avec des gestes amples, mais étant assis, sa présence reste discrète pour le spectateur. Apparaît alors la Sainte Vierge Marie, interprétée par la soprano Léa Trommenschlager. D’abord surélevée derrière les musiciens – pourtant peu nombreux –, sa voix semble très lointaine et moins claire que les instruments qui l’accompagnent. Elle tente des intentions, des effets de couleurs de son timbre, mais sa position ne les lui permettent pas vraiment. Certains piani, sans doute très sincères, deviennent alors quasi-inaudibles et surtout moins intelligibles. Heureusement, Vincent Dumestre est très attentif et exhorte ses musiciens à l’équilibre, ce qu’ils font de leur mieux tout en sachant rester un minimum présent. Se plaçant devant l’orchestre lors de la scène 3, le public peut enfin pleinement apprécier sa voix dans son tendre « Viscere mie caro Giesù » (Jésus chéri, fruit de mes entrailles – scène 3), discrètement accompagnée de moelleux pizzicati. À chacune de ses interventions, Trommenschlager incarne sobrement son rôle de mère éplorée avec ses effets de timbre et de nuances. Ses intentions sont particulièrement touchantes dans le « Lassa ? fino gl’Elementi han pietà del moi penar » (Malheureuse ! Les éléments eux-mêmes ont pitié de la peine – scène 7), mais ces effets donnent une impression de phrasés entrecoupés.
Marie-Madeleine est très agréablement interprétée par la mezzo-soprano Eva Zaïcïk. Le timbre de sa voix est clair et ses phrasés sont joliment conduits. Sans exubérance scénique, sa voix suffit à envouter. Le Saint Jean du ténor Jeffrey Thompson est à l’aise dans toute l’étendue de sa tessiture, avec des graves et aigus extrêmes, tous deux agréables. Ses mouvements de tête accompagnent – sans excès toutefois – sa prononciation qui est toujours très bonne. Le contre-ténor Pascal Bertin incarne le Scribe de sa voix homogène, avec une projection, une diction et un timbre qui assurent l’efficacité de son chant. On apprécie le timbre de la basse Geoffroy Buffière, qui est Pharisée. Il est toutefois dommage que sa projection soit souvent perturbée par la lecture de sa partition, baissant alors la tête et se cachant presque derrière elle. La constance de l’intensité de sa voix et l’intelligibilité de son texte en souffrent particulièrement. Le baryton Victor Sicard est un fier Centurion qui sait toutefois se montrer fort touchant dans son air « Re della terra, del Ciel signor » (Roi de la terre, seigneur du ciel – scène 5). Saluons enfin les six choristes, aux voix aussi belles que leur diction, particulièrement les charmantes Lumières : Anna Zawisza (Lumière de la foi) et Helena Poczykowska (Lumière de la science). Au fil de l’œuvre, les déplacements des chanteurs sont toujours fluides et leurs positionnements étudiés, sans jamais déranger l’œil et jouant avec l’oreille du spectateur.
Les huit musiciens du Poème Harmonique savent faire preuve d’une grande finesse, remarquable dans l’introduction tendre et triste de la scène 5, leurs accompagnements en pizzicati toujours moelleux. Les intentions et les directions de phrasé, bien conduites par Vincent Dumestre, sont communes à tous les musiciens, qui savent parfaitement accompagner l’auditeur dans le discours musical. L’orchestre sait surtout créer cette atmosphère intime et intensément tendre qu’exige l’œuvre.
Malgré le départ des musiciens, ils cèdent au rappel enthousiaste des spectateurs, dont certains se sont levés, et reviennent pour reprendre le chœur final « Huomo trema ancor tù, che terra sei. » (Homme, tremble encore, toi qui de terre es fait).