Poppée couronnée à Nantes : la boucle est bouclée
L’Opéra de Nantes présente la dernière production de Jean-Paul Davois à la tête de l’institution : Le Couronnement de Poppée de Monteverdi mis en scène par les deux complices du Directeur, Patrice Caurier et Moshe Leiser, qui signent là leur quinzième production dans la maison. Le décor, imaginé par Christian Fenouillat, présente un espace nu, habillé d’une baie vitrée en fond de scène, donnant sur une toile représentant un paysage urbain ou l’intérieur d’un palais royal, selon les scènes. Des boîtes viennent meubler cet intérieur et créer des espaces confinés.
Le Prologue de l’œuvre met en scène le combat que se livrent la Vertu, la Fortune et l’Amour, que les metteurs en scène traduisent par la Morale, l’Argent et le Désir, s’attachant ensuite à montrer tout au long de l’ouvrage comment l’Amour/Désir triomphe sur la Morale (personnifiée par Sénèque) et la Fortune (l’Impératrice Ottavia). Ainsi, l’Amour apparaît-il régulièrement, voltigeant dans les airs pour faire triompher sa cause : le désir d’un dictateur bouleverse finalement l’ordre du monde et la vie de ses sujets. Propos moderne s’il en est ! L’évolution des personnages, telle que présentée par le duo de metteurs en scène, converge vers une scène finale bouleversante, tant dramatiquement que musicalement. Néron et Poppée, enlacés, offrent une interprétation fine et ciselée du duo final, pris sur un tempo lent et lascif, tandis que les cadavres accumulés sur le chemin de leur union apparaissent autour d’eux et que le décor se souille de sang.
Cette cohérence, chère aux deux metteurs en scène, se matérialise ici par la présence de Moshe Leiser dans la fosse, aux côtés du chef Gianluca Capuano. Cette direction à deux têtes, symbole de l’audace du Directeur Jean-Paul Davois, permet de maintenir un rythme uniforme durant les trois heures de musique. De fait, l’Ensemble Il Canto di Orfeo offre un accompagnement vif et coloré aux chanteurs.
Chiara Skerath donne une interprétation ardente du rôle-titre, capable de piani intenses, à la fois fragiles par leur nuance mais puissamment projetés. Sa voix agile parcourt les vocalises avec légèreté, s’appuyant sur un vibrato large et rapide et des rubatos (prises de liberté rythmique de l’interprète) inspirés. Son jeu scénique est d’une grande fraicheur, vécu jusqu’à la pointe des orteils, jusqu’au plus léger mouvement de doigt. Si la passion qui l’anime est évidente, il lui manque encore le cynisme de l’héroïne, qui éloigne le drame du banal adultère lorsqu’elle rejette son amant Othon avec mépris dès lors que des bras plus puissants s’ouvrent à elle, ou qu’elle réclame froidement la mort de Sénèque.
Néron est dépeint par le ténor islandais Elmar Gilbertsson comme un empereur beauf, traînant en survêtement et se curant les pieds tandis qu’il s’explique avec son conseiller. Sans émotion, il égorge Lucain après s’être ébattu avec lui, puis reste stoïque au moment de disposer du sort d’Othon et de Drusilla. Il se construit musicalement sur une voix sonore au vibrato sec et rapide. À l’aise dans les vocalises, il hache cependant son phrasé lorsque son personnage est emporté par la colère.
Othon prend les traits du baryton Renato Dolcini dont la voix profonde au léger vibrato reste très sonore. Son phrasé expressif lui permet d’occuper l’espace durant ses longs monologues. Son air « I miei subiti sdegni », très lyrique, met en avant son joli legato. Sa Drusilla, Élodie Kimmel (qui chante également la Vertu) dispose d’une voix de velours et d’un vibrato très court dans l’aigu, et plus large dans le médium, ainsi que d’un jeu théâtral convaincant, notamment lorsqu’Othon lui demande sa complicité pour tuer Poppée, ou lorsque Néron la torture pour obtenir des aveux. Elle chante alors une complainte vibrante, le visage tuméfié, se livrant dans son innocence, sa robe blanche tâchée de sang.
Peter Kalman investit le rôle du sage Sénèque, qui se tranchera les veines dans sa baignoire. Sa voix robuste et ténébreuse atteint difficilement les graves extrêmes mais rayonne dans le médium. Rinat Shaham est une Octavie (et une Fortune) tremblante de fureur, aux graves profonds et incandescents et au phrasé autoritaire. Ses adieux à Rome, qu’elle balbutie d’abord dans un silence pesant, écrasée par la honte et le désespoir, sont émouvants et percutants : sa voix large et intensément vibrée porte son interprétation.
Dominique Visse campe une Nourrice drolatique dans son costume de « granny ». Sa voix altérée ne permet toutefois pas de profiter pleinement de la musique dédiée à sa partie (en dehors du trio précédent la mort de Sénèque, où il est l’un des familiers de ce dernier, et où la musicalité de son phrasé met mieux en valeur son interprétation). À l’inverse, Éric Vignau interprète Arnalta (autre rôle travesti) d’une voix claire au souffle long, sans compromettre son pouvoir comique.
Le Valet d’Octavie prend les traits de Gwilym Bowen, facétieux et excellent dans les séquences farcesques et potaches dont il ponctue le drame. Son phrasé dynamique s’élance vers des aigus corsés. Il fricote avec la Demoiselle de Sarah Aristidou (Eurydice la saison dernière in loco) dont la voix pure et légère se déploie avec habileté. Emporté par son jeu engagé, elle manque de tomber en se prenant les pieds dans le seau posé au sol. Mark van Arsdale (soldat, Liberto et Lucain) dispose d’aigus aisés et denses, bien projetés et dont il tire des vocalises exaltées. Enfin, Logan Lopez Gonzalez est un Amour baigné d’or et de lumière pour son premier rôle scénique. Voltigeant avec grâce dans les airs de la cage de scène, il fait jaillir une voix juvénile et pure de contre-ténor, qui manque encore de fluidité dans les vocalises. Triomphant, il marque de sang les deux amants impériaux, tant pour rappeler celui qui a été versé au nom de leur amour, que pour annoncer celui qui coulera bientôt : Poppée meurt sous les coups de son mari trois ans plus tard, ce dernier se donnant la mort après trois nouvelles années.