Bryn Terfel à Aix, un Chant de la terre pour une ville d’eau et d’art
Le programme s’ouvre sur un portique symphonique, « La » sol mineur, KV 550, de Mozart, comme pour enraciner le chanteur dans son territoire scénique. Mozart est l’un des pays d’accueil opératique du baryton-basse gallois, mais le programme choisit simplement et subtilement de l’évoquer, avec cette œuvre dont le final a des accents de théâtre lyrique. Il s’agit d’une partition bien connue, peut-être trop, et le défi consiste, pour le jeune chef Lahav Shani, en contraste parfait avec le chanteur, d’insuffler de l’inouï dans ce qui a été entendu et pré-entendu. La mécanique parfaitement souple de sa direction donne à la partition une grande clarté. Les articulations et les strates d’écriture et de timbre sont particulièrement lisibles. En dehors du deuxième mouvement, l’Andante, au tempo lesté d’un peu trop de poids, surtout à la reprise, la musique semble jaillir de sa propre source, riante ou torrentielle. Le contraste de caractère est là, qui préfigure les deux pages verdiennes dont va ensuite s’emparer Terfel : le terrifique d’Otello et le bouffon de Falstaff (qu'il interprétera à Paris dès la fin du mois).
La formule du récital lyrique avec orchestre transforme ce dernier en immense piano d’instruments dont le chef doit savoir jouer au plus près du souffle, du son et du sens que le chanteur lui confie. La phalange s’étoffe alors, quittant Mozart pour Verdi, comme pour s’ajuster aux dimensions vocales de son soliste.
Bryn Terfel se saisit alors, en statue terrifiante, du Credo de Iago, « Credo in un Dio crudel », extrait de l’acte II d’Otello. Il saisit en même temps l’auditoire, victime complice qui s’y attend de toutes ses oreilles. Les modulations de timbre sont électrisantes. Elles font la magie vocale de ce baryton-basse là, parmi ses pairs : douceur presque lumineuse dans le haut de la tessiture (la foi), ténèbres glaçantes vers le grave (la mort). Elles sont unifiées par son souffle de Sturm und Drang (à la suite des ouragans et emportements de la symphonie mozartienne), ses amplifications orchestrales et sa diction de tribun : voilà pour l’instrument vocal, qui semble faire surgir le son depuis sa terre natale.
L’instrument corporel intervient alors, avec une dimension bouffonne, qui semble quant à elle surgir d’un monde de foire, de peuple, d’origine. Le personnage est face à lui-même dans le Monologue de l’honneur « L’onore ! Ladri ! », extrait de l’acte I de Falstaff que le chanteur interprétera à l'Opéra de Paris sous peu -réservations ici). Le chanteur et l’homme le sont également, qui accomplissent un véritable stand up. Pantomime de cinéma muet (la phalange lyonnaise est à son aise), jeu avec le corps de l’orchestre (un tibia du premier violon, un cheveu du chef d’orchestre), en sont les ingrédients attendus avec la même connivence par le public, et accomplis avec jubilation par l’artiste.
Des applaudissements dignes d’une fin de concert ponctuent la première partie d’un récital, finalement thématique, puisqu’après Verdi, vient Wagner, tous deux compositeurs-monuments récemment commémorés.
La grande pause d’orchestre est un miraculeux Siegfried-Idyll que le jeune chef israélien, disciple de Barenboim, parvient à contenir entre les limites du pianissimo et du mezzo-forte, comme pour ramener la musique à elle-même, après ses expansions scéniques. Les textures wagnériennes montent progressivement du plateau pour faire germer jusqu’à l’extase idyllique un très patient crescendo toujours prêt à redescendre vers la terre. La musique se déroule à l’intérieur, depuis la gestuelle minimaliste du chef, en osmose avec le presque-silence. L’orchestre se fait matière désirante, avec ses replis et ses saillies. La baguette du chef délace avec précaution un corset symphonique. Voilà pour le désir wagnérien, qui préfigure celui que le public a de revoir son chanteur. Il réapparaît alors, en Dieu, pour faire ses adieux.
L’orchestre dramatique s’étoffe à nouveau pour les Adieux de Wotan : « Leb’ wohl, du kühnes, herrliches Kind » et Enchantement du feu, extraits de l’acte III de La Walkyrie. Le souffle puissant de Terfel tisse la longue ligne du mythe, étirée par une narration d’airain et d’errance, mais qui sait trouver sa juste place dans le dense tissu d’orchestre. Les « passages » de couleurs, de la douceur apprivoisante à l’accusation incisive, sont plus saisissants encore avec Wotan qu’avec Iago. Terfel, en enchanteur, accomplit ici peut-être un souhait informulé de Wagner : élever le sensible, plus que la puissance, au rang du mythe. C’est la phalange qui, après la sortie du chanteur, et de son art de la fugue, entretient le foyer crépitant de l’enchantement du feu.
De longs applaudissements finissent par s’éteindre, après avoir rendu un hommage mérité aux différents pupitres de l’orchestre, aux cors particulièrement remarquables, et avoir salué dans une connivence, un peu ébranlée par l’absence de bis, leur Bryn Terfel.