Tiefland à Toulouse : réalisme wagnérien et indépendance catalane
Opéra en un prologue et trois actes du compositeur allemand Eugen d'Albert, Tiefland est créé à Prague en 1903. Le livret de Rudolf Lothar est basé sur la pièce Terra baixa
Exemple unique en langue allemande du courant vériste (naturalisme réaliste italien), souvent interprété par des voix wagnériennes, l'opus est resté à l'affiche des pays germanophones et a connu une certaine popularité internationale au milieu du XXe siècle avec l'interprétation de la jeune Maria Callas durant la saison 1943/1944 à Athènes, puis Montserrat Caballé également tôt dans sa carrière. Tiefland a également inspiré plusieurs réalisateurs cinématographiques : deux films muets (aux États-Unis en 1914, puis en Allemagne en 1922) mais aussi le dernier film de fiction signé Leni Riefenstahl, élaboré dès 1934, tourné entre 1940 et 1944 avec des prisonniers des camps et paru en 1954.
Albert est un compositeur cosmopolite (allemand d'origine française, né à Glasgow et ayant étudié à Londres), sa musique est elle-aussi plurielle. L'ensemble de ses références s'ordonne avec puissance. Tiefland est construit sur l'opposition diamétrale du haut et du bas : l’aristocratie et la montagne en lutte mortelle contre les basses gens, les basses terres (littéralement, "Tiefland"), les bas instincts. La mise en scène comme l'orchestre subliment cette dialectique. Les souples bois allégés accompagnent les pastorales, tandis que les longs cuivres prolongent les épisodes dramatiques, soulevant d'immenses tutti
Paul Kaufmann (Nando), Nikolai Schukoff (Pedro) - Tiefland par Walter Sutcliffe (© Patrice Nin)
« Je m’en vais. Me suis-tu ? Je vais là-haut, je m’en retourne à ma montagne. On est tout près du ciel, tout près des astres, et loin des hommes ! Me suis-tu ? »
Nikolai Schukoff prend le rôle de Pedro et revient ainsi à Toulouse après y avoir incarné Jim Mahoney dans Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny de Kurt Weill, Turiddu dans Cavalleria Rusticana de Pietro Mascagni et s'être installé en France. Après ce rôle, il chantera notamment Sigmund de La Walkyrie, ou encore Parsifal
Markus Brück (Sebastiano), Nikolai Schukoff (Pedro), Meagan Miller (Marta) - Tiefland par Walter Sutcliffe (© Patrice Nin)
Schukoff s'accroche à ses aigus, un peu serrés mais sonores. Sa belle articulation lui permet de déployer les harmoniques des voyelles (tirées vers un i ouvert) tandis que son beau médium parlé sert les passages en arioso de cet opus (entre l'aria et le récitatif). La voix semble d'abord fatiguer, craquelant légèrement, mais elle retrouve son endurance. Toute la soirée, ses aigus éclatants fondent droit vers le public. D'abord ravi par son mariage, presque benêt, il traverse la vie pieds nus, avec un sourire, une manche de chemise retroussée, son pantalon élimé soulevé en haut des hanches par ceinture et bretelles. Il bénit son maître dont il ignore toutes les manœuvres. Ses aigus allégés rendant grâce à Dieu pour sa félicité amoureuse ont la douleur évanescente du chevalier au cygne (Lohengrin de Wagner). Mais les joyeux sons de sa noce avec Marta ont le terrible ton de la joie désespérée Mahlérienne. La mantille blanche que revêt sa femme est plutôt celle d'un deuil, celui de son honneur bafoué au son d'une mélodie orientale avec caisse claire, puis noyée d'un fortissimo déchirant.
Markus Brück (Sebastiano), Meagan Miller (Marta), Anna Schoeck (Nuri) - Tiefland par Walter Sutcliffe (© Patrice Nin)
La jeune soprano wagnérienne Meagan Miller fait ses débuts en France, par le rôle de Marta. Son aigu tranchant s'appuie sur un socle grave. Avec un médium en retrait, la ligne peine donc à trouver son support, passant d'un grave soulevé à un aigu pris bas, mais un aigu qui perce la fosse. L'évocation de son passé de Cosette sur des sanglots de violoncelle semble inéluctablement voué à être un cliché larmoyant. Pourtant le passage est poignant, la beauté des lignes soutenant l'histoire de cette fille abandonnée par sa mère aveugle mendiant dans les rues de Barcelone. D'autant que ce passage est le sommet d'une scène en duo avec le vieux Tommaso : fusionnant les extrêmes vocaux (l'aigu clair de soprano et la basse sombre). Autre poignante confrontation : le duo des noces entre Marta et son bourreau protecteur Sebastiano est comme si le roi Marke forçait Isolde à épouser Tristan pour la garder sous la main.
Markus Brück (Sebastiano), Meagan Miller (Marta) - Tiefland par Walter Sutcliffe (© Patrice Nin)
Le baryton héroïque Markus Brück incarne parfaitement Sebastiano, abjection froide et inhumaine, l'un des pires personnages dans l'histoire de l'opéra en ce qu'il arrache, achète, manipule et abuse une pauvre fille dès ses treize ans au nom de la charité, prétendant la sauver. La voix métallique est à l'aise dans de sombres aigus comme dans ses manigances.
En Tommaso (doyen du village de 90 ans) l'ample basse assourdie de Scott Wilde est si peu articulée qu'elle suit difficilement le rythme mais dessine un personnage trempé comme ses profondes harmoniques cotonneuses.
Scott Wilde (Tommaso), Orhan Yildiz (Moruccio) - Tiefland par Walter Sutcliffe (© Patrice Nin)
La servante Nuri est la soprano Anna Schoeck, fondée sur des résonances laryngées et rayonnant vers des trilles d'harmoniques aiguës. Moruccio est le beau baryton ténebreux et mélodieux Orhan Yildiz. D'une voix placée de conteur, il retrace les origines du drame sur un récitatif presque secco (à peine accompagné, ponctué d'accords et courts motifs). Nando, ami et confidant impressionne dès la première intervention vocale de l'opéra, un appel des montagnes, sonore et tonique projeté par Paul Kaufmann. Timbre franc de ténor appuyé sur un profond soutien abdominal, il couvre le son dès le medium.
Sofia Pavone (Antonia), Anna Schoeck (Nuri), Anna Destraël (Rosalia), Jolana Slavikova (Pepa) - Tiefland par Walter Sutcliffe (© Patrice Nin)
Les trois commères rient du drame à venir. La soprano Jolana Slavikova (Pepa) débute par un picotement rythmique qui sait aisément s'allonger et s'alanguir. Le beau parlé-chanté mezzo de Sofia Pavone (Antonia) déploie son long vibrato en fin de phrase. La sourde voix mezzo d'Anna Destraël (Rosalia) trouve certaines résonances tubulaires à la mesure des lieux.
Pedro finit tel un Don José, armé d'un couteau, encouragé à la folie criminelle par la jalousie et sa Carmen (Marta). Mais il ne fait que la blesser. Son coup mortel, il le réserve à Sebastiano. Le jeune berger catalan ne s'embarrasse pas d'un référendum pour recouvrer son aimée et sa liberté : il tue le monstre sans arme aucune, l'étranglant à mains nues, comme il le fit du loup de la bergerie.
Markus Brück (Sebastiano), Nikolai Schukoff (Pedro) - Tiefland par Walter Sutcliffe (© Patrice Nin)
La lumière et le rideau tombent sur un ouvrier avec un marteau-piqueur : le moulin sera détruit, enseveli sous les gravats des basses terres, comme cette production sous les applaudissements.
Cet opéra sera diffusé sur France Musique le dimanche 22 octobre à 20h