La Voix Humaine à Bruxelles, corrosive solitude
Une femme seule dans son appartement, pendue au téléphone. Un minimalisme refroidissant mais qui pourtant nourrit par sa banalité quotidienne une musicalité sans limite. Délaissée de son mari, elle reste impuissante et se bat pour sa survie, malade d’amour et d’abandon, n’ayant que les mots pour crier ses psychoses. Le téléphone, cette « voix humaine » trouve une introduction avant la présentation de la pièce. En effet, le programme s’ouvre sur le Concerto en ré mineur pour deux pianos et orchestre de Francis Poulenc, suivi du Capriccio pour deux pianos et orchestre
Dennis Russell Davies (© Andreas Bitesnich)
Deux compositeurs dont le dialogue limpide est noué de similitudes, ayant trouvé la langue française comme langage musical idéal, proche du récit dramatique, puisant dans les influences musicales multiples, tous deux parviennent toujours à atteindre l’équilibre parfait et un grand plaisir du jeu. Poulenc maîtrise une musique survoltée, une inspiration schizophrénique, d’une hétérogénéité surprenante. Tout est là. Furieuse ouverture que celle de son Allegro ma non troppo
Avec Poulenc, tout est un jeu d’opposition et d’assemblage. Basculer entre le majeur et le mineur, trouver cet équilibre dangereux entre la finesse des émotions et la violence des expressions, entre l’intime et l’ostensible. Entre les silences, les sueurs froides glaçantes de peur et les vibrations de la furie, l’orchestre est organique. Il capte les infimes tressauts des humeurs variantes, les faiblesses des âmes qui s’abandonnent. Tout ce que donne Poulenc, il le reprend aussitôt, créant un vertige musical où l’on ne s’accroche nulle part, et où finalement ne reste que le silence.
Philippe Boesmans (© Cici Olsson)
Boesmans l’a bien compris, et un nouveau dialogue se noue. D’une rare agilité résolument contemporaine, les notes perlent. Des inspirations de jazz, d’opéras mozartiens, tout est joué dans un clair absolu. Orchestre organique, d’une complexité humaine, chaque instrument nourrit à la perfection un langage où chaque fin de phrase devient le prétexte d’une nouvelle. Le cycle est perpétuel, la compréhension des émotions quasi mathématique, de l’infiniment grand à l’infiniment petit. C’est une musique du cœur, de la tête, mais surtout de la moelle épinière. Frénétique et saillante, l’écriture nerveuse prend forme sur scène. Les pianistes oscillent, les violons forment une danse balancée par un rythme analogue.
Les spectateurs sont alors prêts, émotions ébréchées, à accueillir sur scène la soprano Anna Caterina Antonacci, soliste de La Voix Humaine
La communication n’est plus qu’une illusion, et cette illusion est ici magnifiée. L’homme s’est matérialisé en téléphone, reste seule Anna Caterina Antonacci, humiliée d’abandon, proche du suicide, qui lance alors un ultime appel à son amant. Elle se livre, entière, et dans la langue de Cocteau faite de courtes phrases, se ressent cette logique si humaine, chargée d’incidences et de suspens. Son apparition longiligne, faisant face à l’orchestre excessivement divers, est impressionnante. Les aigus de la soprano italienne sont puissants, et le chanté-parlé en français, sous les textes de Cocteau, sont une ode aux mots du quotidien.
"J’ai voulu être folle et avoir un bonheur fou...”
Une touchante personnification de la folie ordinaire, qui pousse le spectateur dans ses retranchements. Une sensation de déjà vu des situations, où l’on ne peut se sentir que compatissants de son malheur, entre nostalgie et peur d’abandon. La Voix Humaine donne, prend et fait preuve d’une rare humanité. Entre maladresse enfantine et désespoir consenti, nul ne sort indemne d’une interprétation aussi puissante.