Manon Lescaut à Liège, terrible destin, terrible dessein
Manon est considérée comme un choix risqué au moment de sa création. En effet, la version de Massenet triomphe sur la scène européenne et Puccini revendique alors une version plus ancrée dans le réel.
« Je ne veux pas aborder le sujet à la façon d’un français, avec poudre et menuet, mais à la manière italienne, c’est-à-dire avec une passion désespérée. » Puccini
Une version plus crue, moins édulcorée, où le dramatique vire au tragique. Difficile genèse que celle de Manon Lescaut : Puccini, exigeant et tourmenté, met trois ans pour réaliser cette pièce maîtresse, digne héritage de son amour pour Wagner. Contrairement à la Manon originale de l'Abbé Prévost, ce n’est pas une femme téméraire, libre, qui ne connaîtra l’amour que tardivement à laquelle nous avons affaire. Ici, Manon, « petite femme amoureuse » est l’incarnation même de la passion, passion irraisonnée, celle qui blesse et entraîne quiconque s’y aventure dans la tourmente et le rejet.
La première impression marquante de cette production signée Stefano Mazzonis di Pralafera, ce sont les décors (de Jean-Guy Lecat). Majestueux, héritiers du Péplum et du trompe-l’œil, c’est une scène chargée qui est livrée. Des lumières chaudes (Franco Marri) habillent la scène, tant en intérieur qu’extérieur, se faisant maîtresses d’ambiance. Jean-Guy Lecat aime le théâtre et la découpe de la pièce en 4 actes bien distincts fut surement un défi passionnant : intérieurs bourgeois cossus, quai de port, désert américain… Un amour du cinéma magistral se fait ressentir. Entre Autant en emporte le vent, et la version cinématographique de Carmine Gallone, l’inspiration américaine est même peut-être un peu cliché. Surtout, il marque une foule, ce tableau vivant, la pression sociétale, la richesse et les commérages incessants qui pèsent sur Manon. Une rapidité d’action et de récit, ces changements d’atmosphère qui accentuent tant la violence du récit.
Musicalement, notons tout d’abord une particulière vivacité du Chœur de l'Opéra Royal de Wallonie-Liège, sous la direction de Pierre Iodice. La belle hétérogénéité de leur composition physique balance avec l’unisson parfait de leurs harmonies. Au-devant des chœurs, incarnée par Anna Pirozzi, Manon. Loin de l’image de jeune fille insouciante c’est une Manon plus mature, peut-être plus femme, qui échappe à la clémence du destin. Elle campe un caractère, concentrée sur son chant, en économisant ses moyens scéniques ce qui n'aide pas à l'incarnation expressive du personnage et au naturel du jeu d'actrice. Le ton décisif, elle le donne de sa belle voix de soprano, ronde et claire, dans une véhémence lyrique qui pourrait cependant gagner en finesse et en retrait. Car le personnage de Manon, c’est aussi la faible victime de son amour, de son statut de femme, rejetée par les conventions sociales.
Ionut Pascu - Manon Lescaut par Stefano Mazzonis di Pralafera (© Lorraine Wauters)
Plus fragile et sensible, Des Grieux, sous la voix de Marcello Giordani équilibre le caractère dramatique de ce couple emblématique. Développé, en de beaux aigus, avec une sonorité très latine, il est appréciable de sentir de façon quasi animale la présence de Des Grieux. Une diction parfaite et un tempérament de ténor remarquable.
Lescaut, joué par le baryton Ionut Pascu amène à la pièce un souffle de jeunesse, très vivace, des graves très étoffés, et malgré une diction médiocre, il s’assure une présence sur scène singularisée. Une belle incarnation de Lescaut, fidèle et vivante.
Marcel Vanaud - Manon Lescaut par Stefano Mazzonis di Pralafera (© Lorraine Wauters)
Géronte, personnage trahi de la pièce, qui porte bien son nom, incarne la vieillesse, oubliée et vengeresse. En accord total avec son personnage, Marcel Vanaud accorde sa voix de baryton puissante, ronde et parfois vibrante aux attentes de Puccini. Edmondo a le vivant souffle de la fraîcheur, la voix de ténor assez puissante de Marco Ciaponi. Enfin, dans le rôle du Chanteur, la mezzo-soprano belge Alexise Yerna conquiert la salle avec sa présence souriante, recueillant des applaudissements à la fin de son intervention.
Marco Ciaponi - Manon Lescaut par Stefano Mazzonis di Pralafera (© Lorraine Wauters)
L'incarnation des personnages est parfois hétérogène mais la pièce tend vers une interprétation quasi cinématographique, américanisée, peut-être un peu loin de cette fragile tragédie latine. Fidèle à l’héritage de Puccini, l’Orchestre, sous la baguette de la géniale Speranza Scappucci porte la pièce. Étoffée, d’une belle amplitude et d’aigus envoûtants, la fosse rend à Manon la profondeur de ses doutes. Une suggestion des âmes de chacun, d’une finesse incroyable, qui suffirait à elle seule.
© Lorraine Wauters