Le Retour d'Ulysse en version de référence à la Philharmonie
Les premiers gestes de Gardiner, le premier son des instruments et des chanteurs annonce d'emblée la version mémorable. Les English Baroque Soloists portent bien leur nom, chacun ayant une qualité de virtuose et sachant l'harmoniser ensemble. Ils déploient la richesse insondable de leur douzaine de cordes, quatre théorbes, deux clavecins, orgue positif et harpe, famille de flûtes alignées et basson baroque. Détail étonnant, durant les récitatifs, les flûtistes se mettent à tricoter (sans doute la toile de Pénélope).
La lumière construit une scénographie (signée Elsa Rooke et Sir John Eliot Gardiner himself) et le drame, isolant, réunissant, composant des pièces et points de fuites dans cette salle de concert, depuis l'embrassade initiale de Pénélope et Ulysse pour un déchirant départ dans un rond de lumière mourant.
Profitez de la vidéo de ce Retour d'Ulysse dans sa patrie de Claudio Monteverdi, lors de sa représentation à Venise :
La noble Pénélope mezzo Lucile Richardot offre les tourments douloureux du personnage et d'une voix engorgée dont les infortunes résonnent longtemps dans cette acoustique de grande halle. La voix terrible convoque les cris et tous les éléments, porte le tonnerre de Zeus, les flammes ravageant Troie, mais aussi les larmes de l'épouse abandonnée. Comme son amour, elle garde la douceur de son chant pour Ulysse, exclusivement. Son héros est le baryton Furio Zanasi, vitupérant et déployant les malheurs et désespoirs d'un exil interminable.
Le Télémaque ténor de Krystian Adam s'extasie devant la beauté d'Hélène et le plaisir de Pâris, tout en restant subtil d'articulation jusque dans les emportements soudains du désespoir et des retrouvailles avec son père Ulysse.
Les prétendants entourent Pénélope de caresses vocales et dansantes, le chœur joignant ses forces avec le contre-ténor Michal Czerniawski et le ténor Gareth Treseder pour tenter d'emporter la chaste compagne vers l'allégresse. La douzaine de membres du Monteverdi Choir remplit aisément la nef Philharmonique.
Le Retour d'Ulysse dans sa patrie par John Eliot Gardiner & Elsa Rooke (© Caroline Doutre)
Face aux époux séparés par les mers, le couple uni et exultant d'Eurymaque et Mélantho se joint en un tango amoureux. Le ténor Zachary Wilder brille par son accroche facile. Anna Dennis est une belle soprano appliquée dans la prononciation, capable d'enfler à merveille une note attaquée droite et menue. La discrétion allante du chef (qui sait aussi ralentir à l'unisson les moments les plus pathétiques) mène les amants dans d'agiles roucoulades vocales.
Le ténor Francisco Fernández-Rueda en berger Eumée s'emporte d'enthousiasme pour le retour de Télémaque, de soin pour Ulysse et de menaces contre le goinfre Irus (Robert Burt).
Dans le Prologue, La Fragilité humaine a le merveilleux timbre de contre-ténor et l'agilité de Carlo Vistoli, rendant la frayeur que lui inspire Le Temps de la basse Gianluca Buratto, voix tonnante et ancrée qui dépoie également les personnages de Neptune et Antinoüs (conservant le caractère de Pluton et Charon qu'il incarnait la veille pour l'Orfeo). Complétant le prologue, la soprano Hana Blažíková est La Fortune (puis Minerve), les yeux littéralement bandés. Enfin l'Amour de la soprano Silvia Frigato est fin et mutin.
Le Retour d'Ulysse dans sa patrie par John Eliot Gardiner & Elsa Rooke (© Caroline Doutre)
La contralto Francesca Biliotti, nourrice Euryclée soutient Pénélope de sa candeur vocale et d'actrice, vibrant sourire. John Taylor Ward se perche sur la plus haute estrade pour présider aux conflits divins. Son Jupiter baryton a une voix bel-cantiste. Francesca Boncompagni, est une Junon céleste et très vibrée.
Possédée par la sagesse de Minerve, Pénélope est noyée de lumière, prononçant les paroles soufflées par la déesse et l'idée du défi : c'est Pénélope en personne qui est l'arc à tendre pour atteindre son cœur. Mais nul ne parvient à relier le fil invisible depuis son pied jusqu'à sa main tendue, nul autre qu'Ulysse qui ploie le bras de Pénélope pour mieux l'enlacer d'un amour légendaire. Pour échapper au massacre des prétendants qui s'ensuit, Irus se cache parmi l'orchestre, faisant mine de jouer de l'harmonium
Le Retour d'Ulysse dans sa patrie par John Eliot Gardiner & Elsa Rooke (© Caroline Doutre)
À présent, je te reconnais. À présent, je te crois maître de mon cœur déchiré. ”
L'ensemble instrumental, opulente merveille de raffinement, fait se fleurir les prés sous les pas des amoureux réunis. Les amants séparés dans un rai de lumière 20 ans plus tôt s'y retrouvent et s'enlacent jusqu'au crépuscule. Le public laisse longtemps résonner leur bonheur, avant d'inonder la salle de bravi
Furio Zanasi et Lucile Richardot - Le Retour d'Ulysse dans sa patrie par John Eliot Gardiner & Elsa Rooke (© Caroline Doutre)