Pelléas et Mélisande : perpetuum et mobile de Bob Wilson à Paris
Elena Tsallagova (Mélisande, © Charles Duprat / Opéra national de Paris)
Le Pelléas de Bob Wilson est historique. Parce que sur les 65 représentations à l'Opéra national de Paris de l'opus composé par Debussy, 44 ont été données dans cette mise en scène, revenant in loco après avoir été créée à Salzbourg, puis Garnier en 1997, avant Bastille en 2004/2005, 2011/2012, 2014/ 2015. Parce qu'il offre à un chef-d'œuvre épuré, poétique et révolutionnaire, une mise en scène qui ne l'est pas moins.
Je ne vous toucherai plus, mais venez avec moi. ”
Abordez un chef-d'œuvre, il en restera toujours quelque chose, surtout lorsqu'un génie en aborde un autre. C'est la grande question qui agite la planète lyrique autour de la vision unique que va porter Warlikowski sur Don Carlos, mais la preuve en a encore été donnée la semaine dernière avec l'adaptation de La Traviata aux Bouffes du Nord et auparavant avec Schœnberg à l'Athénée en marionettes japonaises. Bob Wilson imprègne le chef-d'œuvre de l'opéra français d'un autre art japonais : le théâtre Nô. Les interprètes enchaînent les postures avec délicatesse, ne se mouvant que rarement et semblant alors planer avec leurs amples robes et tuniques, une main posée à plat et tendue vers l'arrière. Leur ancrage ne donne que plus de puissance à leurs mouvements de bras, leurs membres arqués puis déployés, leurs corps tendus vers autrui, sans pouvoir s'atteindre mais sachant se désirer et se menacer.
Pelléas et Mélisande par Bob Wilson (© Charles Duprat / Opéra national de Paris)
Oh ! oh ! toutes les étoiles tombent ! ”
Le seul contact physique est mortel. Lorsqu'enfin les corps se touchent, ce sont les mains de Pelléas et Mélisande qui se joignent, mais également celles de Golaud qui éventrent Pelléas, sur un sommet orchestral. Mélisande en mourra.
Pelléas et Mélisande par Bob Wilson (© Charles Duprat / Opéra national de Paris)
Habillé de lumière et d'obscurité, le plateau suscite l'immobilité, ou plutôt une micro-mobilité perpétuelle, un perpetuum mobile (pour que rien ne bouge, il faut que tout bouge, à peine). La mobilité statique de cette mise en scène a pour fondation une précision chirurgicale des lumières qui savent n'éclairer qu'une paume, suivre un personnage comme une peau ou le noyer dans l'obscurité.
Penche-toi ! Laisse-moi venir plus près de toi. ”
Moment littéralement merveilleux et féerique, la tour surgit de terre, Mélisande en laisse pendre les longs pans de sa robe, princesse suspendue dans les airs, que tente de rejoindre Pelléas, sur son escalier de trois marches.
Pelléas et Mélisande par Bob Wilson (© Charles Duprat / Opéra national de Paris)
Si, si, je suis bien heureuse, mais je suis triste... ”
Un oxymore résume cette sublime rencontre du compositeur et du metteur en scène, après la terrible colère de Golaud contre Mélisande qui lui avoue avoir perdu sa bague (donc son amour), celle-ci prononce « Oh ! Oh ! Je ne suis pas heureuse » dans un sourire figé.
Philippe Jordan connaît son Pelléas sur le bout des doigts. Il donne les départs de chaque instrument et chanteur, l'index tendu et contrôle les combinaisons de timbre d'un revers de main tournant. De son Orchestre, il obtient une précision chirurgicale des attaques, puis des croches et des balancements ternaires. Seul un pupitre de cuivres (aux délicates embouchures), de contrebasses et de percussions (maîtrisant l'inertie de leurs instruments) d'un niveau international peut accomplir de telles prouesses de raffinement.
On dirait que ta voix a passé sur la mer au printemps ! ”
Elena Tsallagova est une référence parmi les Mélisande actuelles, avec son français remarquable, jusque dans la délicate articulation du double l du nom Pelléas. Elle aussi est un oxymore, au diapason de l'œuvre et de la production, assurée dans sa fragilité, chaleureuse en graves, mordorée en aigus, suivant tous les timbres de la partition. Étienne Dupuis chante Pelléas avec des aigus tendus d'intenses couleurs, à la française. Sa prononciation est noble, la bouche et le fond de gorge bien ouverts.
Pelléas et Mélisande par Bob Wilson (© Charles Duprat / Opéra national de Paris)
Luca Pisaroni s'est entretenu avec nous au lendemain de la répétition générale. Il a clairement fourni un important travail scénique et musical pour prendre le rôle de Golaud, mais sa prononciation française souffre encore de défauts, certes les éléments les plus difficiles à maîtriser mais qui font aussi toute la beauté de notre langue (r grasseyés, nasales et sons fermés). Il commet en outre des erreurs, certes rares, mais qui sautent aux oreilles (comme cette liaison oubliée et cette autre inventée en une seule phrase : "il a toujour été-t-ainsi"). Toutefois, la voix est remarquable, vibrant rapidement avec un bel appui abdominal et laryngé. Idem lorsqu'il traîne Mélisande à genoux (en restant à distance) : « Vos cheveux servent enfin à quelque chose » éclate ce Golaud lyrique dans le plateau noyé un instant d'une lumière rouge (la seule avec le carré qui apparaît avant le premier rideau, sur le martyr d'Yniold).
Golaud et Mélisande par Bob Wilson (© Charles Duprat / Opéra national de Paris)
De par son prestige, l'Opéra de Paris nous a habitués à présenter de très grands interprètes dans des seconds -voire petits- rôles. Dans cette droite ligne, Jodie Devos est un Yniold de luxe, interprétant à la perfection le petit enfant haut comme trois pommes, au sourire radieux qui se déchire lorsque Golaud la martyrise après lui avoir promis un cadeau. C'est ce petit enfant qui remplit avec le plus de naturel la nef de Bastille dans une grande justesse, ses aigus rayonnant et tournant amplement.
Thomas Dear (le berger) et Jodie Devos (Yniold, © Charles Duprat / Opéra national de Paris)
Arkel a le sombre soubassement vocal de Franz‑Josef Selig, mais articulé avec la précision rythmique de la partition et qui gagne même en volume, en amplitude de vibrato et en métal de timbre, puis garde cette intensité sur la voix basse par laquelle il berce les derniers instants de Mélisande. Thomas Dear, le berger et le médecin, est appliqué et discret, stable et naturel, en voix et en scène. Anna Larsson incarne Geneviève avec l'inquiétude d'une voix tremblante, à mezza voce dans le médium. Peu audible, elle est couverte par un orchestre pourtant si délicat. Les traits tirés et figés, elle maîtrise cependant la direction d'acteur de Wilson, rappelant Celia Peachum dans L'Opéra de Quat'Sous au TCE.
Dans le postlude, Mélisande se relève et reprend sa position immobile et stylisée du tout début de l'opéra, illustrant une des interprétations de cet opus, un drame de l'éternel recommencement, dans un temps circulaire. Les souffrances qui ont fait de Mélisande un être blessé au début de l'œuvre sont celles qui l'attendent, qu'elle a déjà vécues 44 fois dans la vision de Bob Wilson.
Elena Tsallagova (Mélisande, © Charles Duprat / Opéra national de Paris)