Figaro divorce, des ruses de la cour à l’émancipation douloureuse
Création musicale d’Elena Langer, Figaro divorce est tel un pari, une envie de tester les limites des personnages tant et tant rejoués de Figaro (notamment dans les deux premiers épisodes de la trilogie que nous avons chroniquée pour vous : L'ingénieux et absurde Barbier de Séville, puis audacieuses, précises et sensibles Noces).
« Le barbier survivra, le rebelle mourra »
Situons la vie de Figaro : il a commencé Barbier, s’est marié, puis les facettes des personnages s'estompent dans La mère Coupable, troisième volet de la série écrite par Beaumarchais. Le caractère de chacun n’est pas défini de par son statut social mais par son caractère identitaire, qui trouve alors ici une résonance avec l’Orchestre du Basel Sinfonietta dirigé par Justin Brown, puisant ses aspirations dans les clichés nourrissants du cinéma.
« Venez vous convaincre avec nous que tout homme qui n’est pas né épouvantablement méchant finit toujours par être bon quand l’âge des passions s’éloigne. » Beaumarchais.
140 ans plus tard, Horváth s’attelle à continuer l’histoire de Figaro et lui cède un décor beaucoup moins propice, faisant basculer les identités des protagonistes aux abords de la folie. Directement inspiré des heures sombres d’Horváth, dans une intrigue mêlant la fuite du château d’Almaviva sous le régime nazi, on assiste impuissants à la perte des codes sociaux bien propres à Beaumarchais. Exit le cossu et les bulles pétillantes du champagne de Mozart, c’est sur une atmosphère lourde et charbonneuse, d’une acide et viscérale peur que s’ouvre la pièce.
« J’aime Ödön von Horváth et son désordre, sa sentimentalité dépourvue de maniérisme, les égarements de ses personnages me font peur : il pointe avec bien plus d’acuité la méchanceté, la détresse, le désarroi d’une certaine société. » Peter Handke
Dans plusieurs scènes conçues par David Pountney, des campagnes la nuit au casino ou aux bars scandaleux du quartier rouge, les ambiances stéréotypées du polar sont réunies. Les décors sont astucieusement suggérés, imposants de typographie et brumeux. Lourdes sont les nuits, dans lesquelles chacun se perd.
La musique en revanche, brille d’une justesse psychanalytique. Pour la création de l’opéra, Elena Langer a su puiser dans la richesse de la musique de cinéma, très imagée, tout en formant une cartographie correspondant à chaque personnage et ses émotions bien définies. Une enquête musicale, une quête identitaire d’un génie que seule une telle créatrice pouvait résoudre. Entre Stravinsky, Bob Fosse et Prokofiev, des instrumentations jazz chargées de vice font la bascule avec subtilité entre le temps de Beaumarchais à celui de James Ellroy. Respectant l’héritage de Mozart, l'orchestration est classique, hormis un saxophone, et un ensemble de percussions très étoffé.
David Stout & Marie Arnet (© GTG / Magali Dougados)
À chaque chanteur sa résonance orchestrale, certains parlent plus qu’ils ne chantent, d’autre déploient une capacité lyrique impressionnante, une diversité qui ajoute au caractère de tous les personnages. Figaro baryton trouve une belle interprétation avec David Stout, un caractère étoffé, dans des aigus subtils et une magnifique profondeur de voix. Une intonation très british, aiguisée à la mesure de son personnage duelliste et désillusionné.
Presque shakespearien, les « r » roulés, entre chanté et parlé, le spectateur pourra découvrir le charismatique Commandant, chanté par Alan Oke : une allure longue, masculine et puissante, et une liberté de chant qui le fait se fondre avec son personnage. L'ensemble est à la limite du théâtre et du cinéma.
Ellie Dehn & Alan Oke (© GTG / Magali Dougados)
Autre grande surprise de cet opéra, l’apparition de Cherubino, diminué, parti de la séduction de ses jeunes années à finir travesti dans un Peep Show des plus douteux. Rôle chanté par des mezzo-sopranos, il était inventif de lui avoir réattribué une masculinité tendancieuse. Le spectateur pourra savourer la situation cocasse de voir Andrew Watts chanter en tenue noire vinyl à froufrou sous le nouveau nom de « The Cherub ». Il appréciera aussi, fugacement, l'Angelika de Rhian Lois sortie d'un film de David Lynch.
Mark Stone, Rhian Lois, Naomi Louisa & Ellie Dehn (© GTG / Magali Dougados)
Débauchée dans son malheur, la triste Susanna jouée par Marie Arnet sonne très juste. Perdues les illusions de jeunesse, son amour pour Figaro est cerné de déception et de solitude. Chantant les crescendo, jouant la femme digne devenue subversive contre son gré, l’auditoire la voit sombrer dans une douce folie nuancée. Un rôle qui semblait sur mesure pour Marie Arnet, dont il faut saluer la magnifique performance. Ellie Dehn, la Comtesse déchue de son statut de noblesse ne perd pas sa place sur scène et assure avec sa voix soprano une douceur aristocratique et emplie de spleen. Une élégance minimaliste et propre au sang bleu, qui perle grâce a une voix acide, ronde et de beaux aigus.
Face à la délicatesse de sa femme, le Comte Mark Stone fait preuve d’une belle masculinité avec une voix de baryton déployée et absolument virile. Victime de ses nombreux secrets, de ses mensonges, il porte une épée de Damoclès pesante, qui rajoute autant de noirceur à sa voix de stentor. Ultra charismatique, et noble jusqu’au dénouement de la pièce, il s’assure une place majestueuse.