Trilogie Figaro à Genève : audacieuses, précises et sensibles Noces
Une pièce entière sur le thème du désir. Quoi de plus humain et vivant ? Contrairement au Barbier de Séville qui se voulait potache et socio-critique, c’est ici avec la finesse des bulles de champagne que Tobias Richter prend le parti de servir « une comédie humaine, avec toutes les amertumes de la vie. C’est l’œuvre-miracle : on ne peut toucher à rien, rien couper, tellement l’équilibre est parfait ».
Une mise en scène épurée, composée de deux panneaux suspendus, servant de décors intérieurs-extérieurs entre lesquels se déroulent les scènes de vie pittoresque. Cette vie brillante et agitée d’européen a pour seul maître cet obscur objet du désir, faisant et défaisant les alliances. Résultat, l’opéra paraît dans sa dignité de chef-d’œuvre, sur des airs d’une sublime maîtrise, insufflant les rythmes trépidants de la comédie, la passion, la haine, la mélancolie et le désespoir.
Fidèle à la vie de la cour, ce sont tous les attributs de cette micro-société qui sont présentés, chaque personnage étant attelé à une tâche bien précise. Une loi de la survie où chacun jongle avec la démence et l’hybris furieuse du Comte. Toute classe sociale confondue, personne n’est épargné et il semblerait qu’entre les trois hommes et trois femmes victimes du désir, toutes les figures pourraient être possibles. C’est dans cette modernité que Le Mariage de Figaro de Beaumarchais est un drame qui dénonce cette société encore biaisée et masculine, où les hommes dirigent selon leur désir, quand les femmes malignes doivent briller d’inventivité : "le trouble des femmes, le désir des hommes."
Plus édulcoré que la version originale de Beaumarchais, l’écriture de Da Ponte rencontre la finesse des non-dits de Mozart. Une maîtrise parfaite de l’allusion, où la musique dit, sans censure, ce que les mots ne peuvent annoncer. Un respect des bonnes mœurs qui trouve, grâce au suggéré, une amplitude du langage musical. Mozart ici se trouve magnifié par une distribution de grande qualité.
Sous la direction de Marko Letonja, l’Orchestre de la Suisse Romande prend une dimension presque métaphysique, humaine et nuancée : le chef parvient à rendre l’aspect multiforme et varié de la pièce.
Les interprètes montrent une belle jeunesse et complicité, notamment pour le survolté Comte Almaviva joué par le brillant baryton-basse Ildebrando D'Arcangelo. Une voix ronde, mâle, découpée, avec une puissance vocale à la mesure de sa folie et de son obsession : le Comte est incarné par un jeu de scène remarquable. Écrasante voix que la sienne, étouffant le souffle de son adversaire, Figaro, soit Guido Loconsolo dont on pourrait reprocher un manque de rondeur et un jeu d’acteur effacé, malgré de beaux graves.
Les rôles féminins, plus nuancés, gracieux et étoffés laissent enfin voix aux femmes subordonnées dans cette douce hystérie collective. Nicole Cabell brille ici par sa présence. Une grâce et une capacité rare à peindre les émotions et les finesses psychologiques attendues par Mozart. Comtesse élevée à un rang royal de par sa voix, elle arrive avec délicatesse à laisser luire une présence tout en n’éclipsant pas les autres talents féminins. Très beau dialogue avec sa jeune servante Susanna, pétillante et maligne. Regula Mühlemann (belle découverte du Festival de Paris) forme un duo d’une rare intrication avec Nicole Cabell. Deux générations, deux voix bien différentes mais une Canzonetta Sull’aria enivrante. Gracile et fragile, Susanna, loin d’être innocente, trouve une personnification très précise. Une diction remarquable, un jeu scénique pertinent et une belle attaque, un parlé-chanté presque baroque, tout sonne juste.
Rôle très remarqué du public, celui du jeune travesti Cherubino. Rôle attribué à une femme pour mieux faire ressortir sa juvénilité, il dispose d'une partition apte à troubler l’auditoire et la mezzo-soprano Avery Amereau sait laisser ce dernier sous le choc. Quelle précision ! Quelle aisance naturelle ! Quel souffle ! Son « Non so più cosa son, cosa faccio » en suspension donne un ton délicat et définitivement féminin. Empreinte d’une belle jeunesse, la frivole et drôlissime Monica Bacelli incarne Marcellina, gouvernante du château. Encore géniale avec « Il capro e la capretta », coupe de champagne à la main et tourmentée par le désir, elle représente à elle seule la désinvolture survoltée des nobles de la cour. Barbarina interprétée par la jeune Melody Louledjian, soliste en résidence, déploie avec naturel et fraîcheur une belle voix de soprano dans un jeu très fluide. Romaric Braun donne son beau coffre et sa voix puissante à Antonio.
Le pari est réussi. Plein d’audace, fidèle à la vision espiègle et brûlante de Mozart, Les Noces de Figaro trouvent ici l’amplitude de la dramaturgie et de la comédie. Résolument marquant.