Les amours déchirantes de Marie-Madeleine inaugurent le 51e Festival de la Chaise-Dieu
Tradition oblige à la Chaise-Dieu, le concert s'ouvre au grand orgue (ce soir avec l'Ave Maris Stella de Jehan Titelouze, c. 1563-1633) dont les vibrations claironnantes réveillent une chauve-souris qui volettera à travers l'abbaye tout au long du concert, parachevant le climat gothique et offrant un ballet soliste gracile en contrepoint aux souffrances et à la rédemption de Marie-Madeleine.
Ce concert est la rencontre de deux artistes cumulant une pratique de chanteur avec un autre talent. Le compositeur Antonio Caldara (1670-1736), fut en effet chanteur mais également violoncelliste et surtout le compositeur le plus renommé en Italie à son époque, influençant notamment Telemann et un certain Jean-Sébastien Bach pour l'architecture de ses harmonies et de ses œuvres. Quand au chef du soir, Damien Guillon, il semble aussi à l'aise au chant qu'à la baguette, enchaînant les voltes-faces vers l'ensemble du Banquet céleste (pêchant par la justesse mais parfaitement précis dans ses mouvements rythmiques emportés) puis vers le public qu'il charme d'une voix noble et amoureusement vocalisante (tout en conservant le lien avec sa phalange, par de subtils mouvements de main et d'épaule). Les temps sont décidément aux interprètes chefs d'orchestre, nous vous avons ainsi récemment rendu compte de chefs dirigeant depuis le clavecin (William Christie et Alessandro de Marchi), depuis le violon (Julien Chauvin et Thibault Noally), la flûte (Alexis Kossenko) ou même la trompette. Notons d'ailleurs combien sont nombreux les chanteurs et en particulier les contre-ténors qui passent à la direction (Raphaël Pichon, René Jacobs, Gérard Lesne ou encore Dominique Visse).
Damien Guillon (© Bertrand Pichène)
Le personnage central de Marie-Madeleine aurait pu très facilement verser dans la bondieuserie avec son texte chargé de prières et de grâce, de pêché et de pardon. Toutefois, la soprano Emmanuelle de Negri évite ce piège en sculptant une pécheresse endolorie par la repentance, touchante et courageuse, le sourcil froncé, le regard triste. La figure s'harmonise avec une voix affligée mais naturelle, nourrie, chaude, pleine sur toute la tessiture, la charpente ancrée sur la basse continue s'étendant jusqu'à des aigus trillés. Les voyelles ouvertes sont goulûment articulées, avant que les commissures des lèvres ne se tirent et que les incisives supérieures ne se collent aux lèvres inférieures pour faire résonner d'aigus les voyelles fermées.
Emmanuelle de Negri (© Bertrand Pichène)
L'architecture géniale de cet oratorio, de cette action et dialogue sacré lyrique sans mise en scène tient dans les deux allégories de l'amour qui déchirent Marie-Madeleine, dans un renversement de tessitures : la voix de femme contralto est plus grave que la voix d'homme contre-ténor, ce qui renforce la gravité de l'amour terrestre Benedetta Mazzucato (contralto chaude et caverneuse en diable), bien en-dessous de l'angélique amour céleste, Damien Guillon. La double casquette de celui-ci a toutefois un défaut : en tant que chef d'orchestre, il reste au milieu de la scène, alors que Marie-Madeleine aurait dû être la figure centrale, tiraillée de chaque côté par les deux amours ennemies.
Emmanuelle de Negri, Damien Guillon et Benedetta Mazzucato (© Bertrand Pichène)
La distribution se complète avec la sœur Marthe, Maïlys de Villoutreys, soprano très à l'aise sur les vocalises (bien qu'elle en diminue sensiblement le volume), étonnante de pureté, maints jointes sur le cœur, regard et voix vers les cieux, chantant la voix (et la voie) de Dieu sur le chemin du Paradis. Tout aussi étonnants, le ténor Reinoud Van Mechelen, composant un Christ agité, dévorant sa partition des yeux en projetant de clairs aigus et le baryton Riccardo Novaro, un Pharisien altier et fermé, d'une voix sombre et tremblante en parfaite contradiction avec un texte consolateur.
Plus belle preuve qui soit de la qualité du spectacle et du passionnant enchaînement narratif des 88 épisodes (airs, récitatifs et intermèdes), c'est une grande surprise pour l'auditoire que de voir les interprètes s'interrompre au milieu de l'histoire pour des saluts. Non seulement parce qu'un entracte ne s'accorde pas avec un oratorio dans une église, mais aussi en raison de la remarquable fluidité et de l'incarnation de cette œuvre, aussi fascinante que son lieu sacré d'un soir.