Meyerbeer à Toulouse : Prophète en son pays
En 1849, Giacomo Meyerbeer et Eugène Scribe, son librettiste, avaient la vision prophétique d’un Élu christique haranguant son peuple en criant « En marche ! » (à la fin de l’acte III). Ce Prophète, succès gigantesque au moment de sa création, est aujourd’hui rarement donné. La faute à un gigantisme (c’est le principe du Grand Opéra) à tout point de vue : durée de l’œuvre, nombre de décors, effets pyrotechniques, difficulté des rôles solistes, présence d’un chœur élargi, d’un chœur d’enfants et d’un ballet. Monter une telle œuvre nécessite une débauche de moyens et l’on sait gré au Théâtre du Capitole de s’y être attelé pour défendre ce répertoire français, qui marqua profondément son temps et inspira la quasi-totalité des compositeurs de la seconde moitié du XIXème siècle, de Verdi à Wagner en passant par Berlioz et Massenet. L’œuvre ici donnée est une version raccourcie (mais qui laisse tout de même trois heures de musique), condition probablement nécessaire pour rendre le projet réalisable à un niveau de qualité satisfaisant. L’œuvre garde toute sa cohérence et si certaines transitions apparaissent abruptes, ce découpage a l’avantage de maintenir l’intensité dramatique à un niveau élevé de bout en bout.
Le Prophète par Stefano Vizioli (© Patrice Nin)
La mise en scène de Stefano Vizioli, qui privilégie la mise en place de tableaux à une action mouvante, place d’abord l’intrigue dans un environnement bucolique, rappelant la Mireille
Le Prophète par Stefano Vizioli (© Patrice Nin)
Une telle œuvre ne peut se jouer convenablement sans distribuer les trois rôles principaux à d’héroïques chanteurs. John Osborn, qui avait laissé un souvenir mitigé de sa Somnambule au TCE voici quelques mois, est ici triomphant : clairement, son répertoire est à présent celui-ci. Il balaie toute la palette de nuances et toute la tessiture de ténor, sans anicroche, toujours audible, d’une voix qu’il couvre légèrement. Sa prononciation du français est précise. Ses aigus émis en voix de poitrine sont vaillants et structurés, avec un vibrato long et régulier. Ses suraigus convoquent en revanche une voix de tête douce et pure, qui souligne l’ambiguïté du personnage, devenu tyran sanguinaire pour une juste cause initiale. Le ténor domine également le registre grave (son « Femme, à genoux » intimé à sa mère en est un exemple) et affiche une longueur de souffle vertigineuse.
John Osborn dans Le Prophète (© Patrice Nin)
Kate Aldrich chante le rôle de Fidès, la mère de Jean (dont l’interprète est pourtant légèrement plus âgé), qui inspira la figure d’Azucena dans le Trouvère
Kate Aldrich dans Le Prophète (© Patrice Nin)
Berthe, la fiancée de Jean, est interprétée par Sofia Fomina, dont la partition enchaîne trilles et sauts d’octaves dans des vocalises enflammées : la voix aiguisée de la soprano russe n’en fait qu’une bouchée. Si son français est éloigné du standard posé par ses deux collègues, elle parvient à afficher des aigus à la fois denses et cristallins et des médiums corsés. Son jeu sur-amplifié pourrait en revanche gagner en sobriété.
Le Prophète par Stefano Vizioli (© Patrice Nin)
Les trois Anabaptistes manipulateurs, Zacharie, Jonas et Mathisen prennent les voix intenses du ténor Mikeldi Atxalandabaso et des basses Dimitry Ivashchenko et Thomas Dear. Leurs trios, dont les entrées en imitation sont bien réglées, font forte impression. Le premier dispose d’une voix longue et puissante au timbre méditerranéen, mais à la prononciation approximative. Le second dispose d’une voix ample et profonde au vibrato rapide, mais aussi d’un léger accent et de problèmes de justesse. Le troisième a une voix large et claire, lumineuse et puissante, appuyant une excellente prosodie. Enfin, Leonardo Estévez est un Comte d’Oberthal au beau timbre clair, mais dont l’émission est fermée lors de ses premières interventions.
Le Prophète par Stefano Vizioli (© Patrice Nin)
Claus Peter Flor dirige l’Orchestre du Capitole en veillant à ne jamais relâcher l’intensité musicale, apportant du relief à une partition déjà très construite, notamment grâce à une judicieuse stratification des pupitres. Si les solistes ne sont jamais couverts, le chef peine à s’adapter au tempo dicté par John Osborn pour son grand air de l’acte III. Le Chœur du Capitole est une puissante déferlante, terrible lorsqu’il appelle au sang dans une lumière blafarde (conçue par Guido Petzold), grandiose dans la scène du couronnement. Cette scène met aussi en valeur la Maîtrise du Capitole, dont les voix angéliques et la diction soignée révèlent le travail précis de leur directeur, Alfonso Caiani. Enfin, la chorégraphie enjouée et les costumes bigarrés du ballet de l’acte III (dit « des patineurs », qui fit grand bruit lors de la création de l’œuvre) tranchent avec le décor sordide alors en place, renforçant le malaise du spectateur. Après Nice et ses Huguenots l’an dernier, le Capitole a pris cette saison ses responsabilités pour la réhabilitation de l’œuvre de Meyerbeer, pierre angulaire du répertoire français : à qui le tour ?