Arsilda de Vivaldi, un Opéra Royal à Versailles
Antonio Vivaldi est avant tout célèbre pour ses compositions au violon, notamment ses 253 concertos pour cet instrument (dont Les Quatre Saisons) sur un total de 512 concertos, avec de surcroît 108 sonates et 19 sinfonias. Concernant la musique vocale, son œuvre lyrique sacrée Juditha triumphans (récemment chroniquée à Versailles) est très célèbre (sur les trois autres oratorios de Vivaldi, le premier est incomplet et les deux derniers sont perdus). Mais "le prêtre roux" a également composé de nombreux opéras. Le compositeur en revendique 94. 50 sont identifiés, mais seulement 20 partitions ont été retrouvées.
Arsilda est le quatrième opéra de Vivaldi, créé avec un très grand succès fin octobre 1716 au Teatro Sant'Angelo de Venise. L'opus voyagea même à Dresde, Kassel, voire Prague et Cracovie. Pourtant, Vivaldi avait connu de grandes difficultés avec la censure. Tommaso Maria Gennari, inquisiteur général de la République de Venise, avait contraint le compositeur à changer de nombreux éléments du texte (le librettiste Domenico Lalli se fâcha alors violemment avec le compositeur, lui reprochant toutes les modifications). Arsilda était un opéra oublié de Vivaldi, seulement ressuscité en 1998 avec un concert de la Little Orchestra Society à New York, puis en 2002 dans une mise en scène signée Davide Livermore au Festival de Barga (Toscane), avant de reprendre ses voyages : vagabondant du Théâtre National de Bratislava le 9 Mars 2017 (dont nous vous proposons l'intégrale ci-dessous), passant par l'Opéra de Lille (en mai dernier), puis le Grand-Théâtre de Luxembourg, le Théâtre de Caen et jusqu'à cette paire de concerts à l'Opéra Royal de Versailles.
Autant ce contexte est précieux pour apprécier cette production, autant est-il absolument indispensable de connaître cette intrigue tarabiscotée, aux coups de théâtres montés par des travestis et jumeaux. Le roi de Cilicie est mort et les révoltes grondent. La reine Antipatra occupe la régence avec son beau-frère Cisardo jusqu'à la majorité de ses deux jumeaux Tamese et Lisea. Lisea a un fiancé secret, Barzane (jeune roi de Lydie), mais Barzane et Tamese tombent amoureux d'Arsilda, fille du roi du Pont. Arsilda préfère Tamese, mais celui-ci se noie. En l'absence d'héritier mâle au trône de Cilicie, la régente Antipatra déguise sa fille Lisea en homme, frère jumeau prétendu de Tamese et celle-ci hérite du trône. Finalement, Tamese n'est pas mort et il revient récupérer son bien, déguisé en jardinier.
Le rideau se lève sur cette remarquable mise en scène de David Radok (qui signe aussi de somptueux costumes avec Zuzana Ježková). Les artistocrates s'avancent, stupéfaits par la présence de spectateurs, d'une plèbe (bien que versaillaise) les regardant. Leur visage n'est bientôt que morgue et ils font mine de continuer leurs nobles divertissements, tournoyant avec grâce en des ballets de vestes, pans de robes, et longues manches bouffantes (chorégraphiés par Andrea Miltnerová). L'ensemble est d'un bleu clair céleste, mais assombri par d'obscures lumières (Přemysl Janda) soulignant la menace qui pèse sur cette société archaïque.
De véritables gentilshommes et gentes dames se doivent de maîtriser les arts libéraux, ces danseurs font donc également montre de leurs grands talents choraux. Le chœur du Collegium Vocale 1704, sonore et d'une grande justesse, impressionne notamment dans les merveilleux passages avec cors naturels. Vaclav Luks dirige d'un sourire, des index tendus, d'inspirations et expirations bruyantes son Collegium 1704, ensemble baroque de référence.
Arsilda par David Radok (© Petra Hajska)
Le rôle-titre d'Arsilda est dévolu à Olivia Vermeulen. De son médium à la beauté suave, elle construit une prosodie, narre naturellement le drame. Vivaldi convoquant tout l'ambitus de ses solistes (et même davantage), elle descend jusqu'en des graves caverneux, nourris par le souffle et le métier, juste avant des aigus vibrés. Comme le dit le texte : « Le précipice du cœur donne refuge à deux flammes ».
Olivia Vermeulen - Arsilda par David Radok (© Petra Hajska)
Lisea est interprétée par la jeune mezzo-soprano française Lucile Richardot (récente Pénélope Monteverdienne à Aix-en-Provence). Preuve qu'il faut laisser aux interprètes leur chance tout au long d'une prestation, les débuts sont aussi chaotiques que la fin de soirée est admirable. La voix se perd d'abord dans des changements brutaux entre les tessitures. Le poîtriné empâte la voix de tête, le médium n'est que de passage. Cela étant, lorsque les mouvements plus lents ou les fins de phrases imposent de choisir un registre, Mme Richardot montre tour à tour des graves chaleureux et des aigus percussifs. Par-dessus tout, ses emportements de colère sont terribles. Son air "Va consoler la malheureuse dans sa prison" (repris en toute fin d'opéra tant sa beauté est immédiate) toucherait presque au sublime, avec une gorge davantage détendue.
Lucile Richardot - Arsilda par David Radok (© Petra Hajska)
Le ténor Fernando Guimaraes se défait de son râteau et de son arrosoir pour quitter son costume de jardinier et redevenir le Prince Tamese. Las, cet ex-jardinier continue à cultiver les fausses notes, d'une voix courte en souffle, serrée dans les aigus et qui perd son ancrage. L'incarnation et l'investissement doivent cependant être soulignés, la voix est déployée, mais ployée.
Kangmin Justin Kim campe Barzane et offre un superbe contre-ténor, placé et agile, à l'aise dans tout l'ambitus, impressionnant de maîtrise vocale depuis les graves poîtrinés jusqu'aux aigus trillés sur le volet. Cette qualité vocale sert en outre un propos et un tempérament noble et meurtri. Le sommet de la soirée ! Même les escapades vocales aux paliers un peu trop marqués ont la pertinence d'illustrer la crainte de ce prisonnier bandé et de faire contrepoint aux rossignols (deux choristes soufflant dans des appeaux : dans un monde parfait, Cecilia Bartoli serait restée à Versailles pour interpréter elle-même ces roucoulades).
Kangmin Justin Kim - Arsilda par David Radok (© Petra Hajska)
Le baryton Lisandro Abadie (Cisardo) déploie une virtuosité bouillante, maîtrisée jusque dans les prestissimi, mais surtout, véritable marque du virtuose, le contrôle est tout aussi absolu dans le pathétique des mouvements lents. Une nouvelle occasion de rappeler le génie des mouvements "à l'italienne" de Vivaldi, ses emportements véloces multipliant certes les feux d'artifice, mais pour mieux contraster avec des passages poignants.
Lisandro Abadie - Arsilda par David Radok (© Petra Hajska)
La Mirinda de Lenka Máčiková n'est que sourire et implication (même lorsqu'elle jette les épluchures d'une orange vers les coulisses). Par des trilles allègres et de riches résonances très aiguës, elle se tire avec grâce des passages virtuoses (que Vivaldi aime décidément confier aux seconds rôles). Nicandro n'a que de microscopiques interventions, le temps tout de même d'apprécier le placement vocal d'Helena Hozová.
À mesure que les personnages dévoilent leurs identités d'emprunt, ils se défont de leurs déguisements. Les perruques, les oripeaux (et le râteau) jonchent le sol, tombant sous les coups de la rage et du désir sensuel. La fin est aussi précipitée que convenue (comme souvent dans ces drames anciens, chacun se reconnaît et se retrouve dans un parfait amour), mais la mise en scène aura réussi à proposer un parcours aux acteurs, les faisant grandir et sortir de leurs personnages pour rejoindre des habits modernes.
Cette Arsilda est présentée dans le cadre des "Fêtes Royales du Versailles Festival", après les spectacles chroniqués sur Ôlyrix (Médée de Charpentier et Alcione de Marin Marais) et avant d'autres événements à découvrir dans notre article de présentation.