Bartoli et Jaroussky salle Gaveau : historique !
Enfin un concert entier en duo avec les monstres sacrés Cecilia Bartoli et Philippe Jaroussky ! Il suffira de dire que ce concert était à la hauteur des attentes et du triomphe final. La prestation était au pinacle, sur toutes les feuilles (la feuille du programme, comme la "feuille" des auditeurs : l'oreille).
Bartoli et Jaroussky entonnent un sacré chant d'anniversaire pour Monteverdi, le grand initiateur de l'opéra et qui fête ses 450 ans. La soirée s'ouvre comme s'est ouvert le genre de l'opéra lui-même, avec le Prologue de son premier chef-d'œuvre, Orfeo de Monteverdi. Bouclant la boucle de ce programme historique dans tous les sens, Zefiro torna (Scherzi Musicali de Monteverdi) conclura la soirée souhaitant bon vent au public et apportant un zéphyr bienvenu dans une salle incandescente. Le bis même n'aurait pu être mieux choisi pour refermer un parcours de l'opéra et pour mettre en valeur des voix touchant au sublime : "Pur ti miro", l'air final et le tube définitif de l'opéra final composé par Monteverdi (Le Couronnement de Poppée).
Le programme s'intitule "Idolo mio" et quelles idoles en effet ! Bartoli et Jaroussky sont deux divinités adulées par un public en transe. Face à la performance, à la communion du soir, Nietzsche lui-même n'oserait appeler au Crépuscule des idoles, ni son meilleur ennemi Wagner au Crépuscule des Dieux.
Le deuxième génie de l'opéra ouvre la deuxième moitié de la soirée. Continuant ce parcours historique, Bartoli et Jaroussky passent en effet de Monteverdi à son élève Cavalli (celui qui fit passer l'opéra d'un genre aristocratique Florentin à un art populaire Vénitien). Après l'ouverture d'Eliogabalo, le Lamento d'Idraspe "Uscitemi dal cor" extrait de l'opéra Erismena rivalise en sublime mélancolie avec le maître originel.
Le concert est historique car il remonte aux origines de l'Opéra, mais également parce que la beauté de ces voix fait redécouvrir les chefs-d'œuvre et même les tessitures : le miracle renouvelé d'une voix de mezzo naviguant du grave au suraigu, et l'homme angélique contreténor. La complicité des artistes est sidérante. Les deux voix semblent se renforcer de leur génie mutuel, Bartoli sculptant un cristallin contre-ténor, Jaroussky s'ancrant dans le mezzo. Les délicieux sourires en coin de lèvres trahissent un dialogue taquin, même lorsque les deux interprètes miment une hargne feinte sur le duel entre Lavinia et Enea : "Combatton quest'alma" extrait d'I trionfi del fato d'Agostino Steffani. Charnels, les trilles emplissent les phrases, légers ils les envolent. Surtout, les voix comme les ornements sont toujours ensemble, fusionnels, montant en célestes aigus et creusant les tréfonds de voix caverneuses. Le somptueux orgue de la salle Gaveau semble présider au mariage de ces âmes.
Bartoli déploie un discours de toute la longueur d'un souffle et d'un air, culminant en de vertigineuses échelles ascendantes et descendantes, avec pour paliers des hoquets stroboscopiques. Son timbre est un velours radieux, ses sanglots lyriques sont haletants. Même les complaintes les plus éplorées ("Amami, e vederai", Niobe, regina di Tebe d'Agostino Steffani) ont une qualité solaire, irradient d'un bonheur possible, à portée de chant. Et puis, un filin de voix, immense, tendu entre deux gouffres, puissant et beau comme le diamant, suspend le temps. Nul n'ose respirer. Un moment unique, que le génie reproduit le long d'un air entier : Sì dolce è'l tormento (Monteverdi).
Jaroussky lui répond d'un discours aussi bien mené, un immense crescendo d'intentions et d'ornements sur Ombra mai fu (premier air de Xerxes par Haendel). Il construit ensuite une mélodie de nuances sur Le Lamento d'Alessandro "Misero, cosi va ?" (Eliogabalo de Cavalli), déployant des forte subito, pour revenir à des pianissimi enflant, éclatant.
Que demander davantage aux instrumentistes de l'Ensemble Artaserse ? Leur continuo est attentif aux moindres inflexions, s'emporte avec énergie sur les scherzi. La pâte des instruments d'époque construit une interprétation foisonnante, pleine d'individualités artistiques et fait preuve d'une complicité miroitant les chanteurs.
Renforçant la cohérence de la programmation et l'immersion du public, les morceaux s'enchaînent avec deux seules interruptions médianes, noyées par des déluges de bravi et d'applaudissements. Bartoli et Jaroussky dégainent des éventails, n'oubliant pas de rafraîchir les musiciens et le premier rang du public, ils tournoient en se prenant le bras et reçoivent leur ovation debout, aussi immense et spontanée que méritée.
En espérant entendre de nouveau ce duo Bartossky ou Jartoldi avant les 500 ans de Monteverdi !
Bartoli et Jaroussky salle Gaveau (© Charles Arden)