Un moment de beauté : le Stabat Mater de Rossini en la Basilique de Saint-Denis
Le Stabat Mater est l'une des compositions les plus "lyriques" de Rossini (même critiquée pour sa "théâtralité"), exigeante pour tous ses participants : l'orchestre, le chœur mixte aussi bien que les 4 solistes (soprano, mezzo-soprano, ténor et basse). Les solistes doivent chacun convoquer une gamme complète de deux octaves tout au long de la pièce tout en exprimant les moments les plus intimes de l'écriture vocale lyrique, si typique de Rossini.
La Basilique Saint-Denis
Le chœur, l'orchestre et les solistes entrent parés de noir, à l'exception de Karine Deshayes qui porte une sombre robe bleu marine. La performance commence avec l'introduction "Stabat Mater" impliquant tous les participants. Les premières notes de l'orchestre sont pleines de souffrances et d'un pathos instillé par Daniele Rustioni. Sa silhouette est élégante, sa direction contrôlée, claire et précise (il ressemble à un jeune Gustave Mahler dans ses mouvements, sans les extravagances). Le chœur de chambre Les Éléments a un son très professionnel et extrêmement bien équilibré. Avec des pupitres de 12 membres (un total de 48 voix), cet ensemble montre exactement ce dont un groupe choral français bien préparé et équilibré est capable. Leur directeur musical, Joël Suhubiette, a fait un travail remarquable dans la préparation de ce groupe qui est rigoureux, nuancé et, qualité capitale pour cet opus, d'une justesse irréprochable.
Karine Deshayes (© Aymeric Giraudel)
Au fur et à mesure que les solistes entrent, chaque ligne se fait clairement entendre et ces solistes sont presque aussi équilibrés que le chœur, chacun exprimant une individualité sans l'imposer au groupe. Joyce El-Khoury, la soprano et Edgardo Rocha, le ténor chantent presque de mémoire, gardant un contact avec le public. Dans le célèbre air de ténor "Cujus Animam", Rocha semble parfaitement adapté à ce répertoire. Sa voix a un beau timbre "latin", clair, chaleureux, précis et agile. Les phrases sont toutes exécutées comme écrites et le ré-bémol aigu exécuté dans un son plein, vibré (pas comme certains ténors dans un effet de voix à demi-mâché), presque sans effort, sans changement de qualité.
Le duetto "Quis est homo" entre Joyce El-Khoury et Karine Deshayes montre un peu de différence dans l'approche vocale des deux artistes. Joyce El-Khoury utilise plus un style italien traditionnel bel canto avec la voix présente dans toute la gamme et pivote vers la voix de poitrine en douceur. Son chant est vibrant, plein de beauté et de présence tout au long de la performance. Lorsqu'elle chante avec Karine Deshayes, l'approche vocale semble davantage romantique, utilisant plus de couleurs vocales et descendant davantage dans les graves avant de passer en voix de poitrine. Le médium inférieur perd parfois la présence, surtout sur les voyelles plus sombres, mais la belle voix est toujours ronde et emplie de couleurs intéressantes. La cadence finale écrite pour les deux femmes est parfaitement rendue, exactement ensemble.
L'aria de basse "Pro peccatis" est bien exécutée par Sergey Artamonov. Il assure sa place de soliste, toujours avec nuances et sobriété. Sa voix est solide de haut en bas et toujours présente avec des voyelles slaves, notamment un "a" plus foncé, plus romantique de nature que bel cantiste. Il chante plongé dans la partition, levant les yeux pour écouter ses collègues. La pièce pour le chœur et la basse "Eja, mater, fons amoris" permet d'entendre le chœur dans un chant très nuancé, le groupe semble plus chambriste que lyrique et se révèle admirable dans les moments intimes.
Edgardo Rocha
"Sancta Mater" permet d'entendre les quatre solistes ensemble dans un quatuor quasi opératique. Les voix sonnent bien, chacune étant exposée et développée en alternance entre les phrases individuelles et le chant d'ensemble. Aucune voix ne tente de dominer le groupe, de sorte que l'expression est bien équilibrée.
La cavatine "Fac, ut portem" chantée par Karine Deshayes est le plus impressionnant moment de la soirée. Sur un excellent phrasé et la rondeur de son médium, elle contrôle la douceur des notes et un aigu vibré. De temps en temps, elle perd toutefois en présence vocale dans la voix médiane inférieure, car les voyelles plus sombres perdent parfois leur résonance du masque. Les "Inflammatus et accensus" pour soprano et chœur donnent l'expression la plus lyrique de la soirée.
Le Chef, Daniele Rustioni (© Cofano)
La voix méditerranéenne de Joyce El-Khoury offre une excellente performance et une grande présence. Sa voix n'est pas dramatique, mais elle est toujours présente dans toute sa gamme. Elle chante pratiquement par cœur et maintient le public captif avec son intensité dramatique qui monte au contre-ut. L'a cappella "Quando corpus morietur" offre aux Eléments le passage le plus impressionnant. Le groupe est très homogène mais polychrome en même temps. Chaque pupitre a sa propre couleur et agit par nuances intimes, précision et excellente intonation. Les sopranos ont un son jeune et presque juvénile, mais aucune voix ne s'égare ni se tend. Le chœur final "Amen" est clair et précis. Peut-être manquait-il ce petit coup de poing final supplémentaire, mais vraiment quelle merveilleuse soirée de musique dans un cadre extraordinaire !
La fin du concert reçoit applaudissements tonnants et nombreux rappels. Les solistes de l'orchestre recevant in extremis des salutations particulières, sans que cet honneur ne soit offert aux chanteurs, ce que le public aurait assurément souhaité, vu leurs performances.