Le Chant de la Terre au Festival de Saint-Denis 2017
Composé en 1908, à un moment où il est accablé par divers malheurs personnels, Le Chant de la Terre (Das Lied von der Erde) est l’avant-dernière œuvre majeure de Gustav Mahler. Elle ne sera créée que six mois après sa mort, à Munich, en 1911, sous la direction de Bruno Walter. Cette “Symphonie für eine Tenor- und eine Alt- (oder Bariton-) Stimme und Orchester” (Symphonie pour une voix de ténor, une voix d’alto (ou de baryton) et orchestre) est composée de six chants dont les textes sont tirés ou inspirés de “Die Chinesische Flöte” de Hans Bethge (1876-1946), d’après des poèmes chinois du VIIIème siècle. Les textes choisis évoquent une nature où l’homme est solitaire, et où malgré la fatalité, le cours des choses ramène l’espoir. Le Chant de la Terre a été donné ce jeudi 8 juin en la Basilique St-Denis, dans le cadre du Festival éponyme, avec l’Orchestre National de France, sous la direction de Hartmut Haenchen, avec Karen Cargill (mezzo soprano) et Brandon Jovanovich (ténor).
Gustav Mahler
Cette œuvre est un monument, dont la célébrité fait de toute nouvelle proposition un pari ! Nombre de mélomanes en connaissent plusieurs versions qui placent le niveau d’attente très haut. Le Festival lui-même a donné ici, jadis, des Mahler d’anthologie : on pense encore avec émotion à la 2ème Symphonie ("Résurrection") dirigée en 1983 par un Seiji Ozawa en apnée, galvanisant son orchestre, quand Jessye Norman tutoyait les Dieux dans un Urlicht simplement sublime.
Jessye Norman
Ce jeudi donc, l’orchestre aux prises avec une partition majestueuse, très riche et variée dans ses propositions, assure efficacement le concert, avec un engagement et un niveau artistique patents. Le changement de chef (Robin Ticciati a été remplacé) a sans doute empêché un vrai travail d’osmose avec un chef au brillant palmarès par ailleurs (spécialiste de Wagner, Strauss et Mahler), qui se démène comme un diable dans une partition qu’il semble maîtriser entièrement, sans que pourtant cet engagement physique impressionnant ne résonne vraiment sur le son de l’orchestre, sans non plus que se construise une stratégie transversale qui traverserait et éclairerait l’œuvre.
Orchestre national de France (© Christophe Abramowitz)
Dans le premier chant Das Trinklied vom Jammer der Erde (Chanson à boire de la douleur de la terre), malgré l’allégresse factice (allegro) dans l’évocation de l’ivresse des bouffées d’espoir et des cycles naturels qui ramènent le printemps, le ton est pessimiste, le vers Dunkel ist das Leben, ist der Tod (Sombre est la vie, sombre la mort) revient par trois fois ponctuer le texte et le conclure. Le ténor chante ici l’air le plus développé des trois qui lui sont dévolus, le plus subtil et varié également. Il sait y montrer toutes ses qualités. Une belle voix, virile, jeune, vaillante, sonore, un véritable Heldentenor (ténor héroïque), mais aussi capable de lyrisme, de subtilité au fil du texte (de très jolies tenues de phrases, messa di voce) et de demi-teintes saisissantes de poésie. Il fait montre d’une prononciation parfaite et d’une présence vocale, du grave à l’aigu, qui ne se démentira pas dans les numéros 3 (Von der Jugend, De la jeunesse) et 5 (Der Trunkene im Frühling, L'ivrogne au printemps). Il a la voix idéale pour Bacchus dans Ariadne auf Naxos de Strauss (qu’il a déjà chanté) et sans nul doute pour Lohengrin de Wagner (qu’il chantera à Zurich en juillet).
Les numéros 2 (Der Einsame im Herbst, Le solitaire en automne), 4 (Von der Schönheit, De la beauté) et 6 (Der Abschied, L'adieu) sont eux chantés par la voix grave, ici une voix féminine comme lors de la création (peu de barytons s’y sont hasardés, comme Dietrich Fischer-Dieskau, par exemple).
Basilique Saint Denis
Der Abschied conclut le cycle qui ne sombre jamais dans le dramatisme ou le pathétique, d’une note de sérénité apaisée, malgré tout, et si « Sombre est la vie », et que « sombre est la mort », à la fin, « à nouveau, partout, éternellement (ewig), bleuissent les lointains de lumière… Ewig… ». Sept fois répété, cet Ewig, fondu dans la pâte de l’orchestre (écho lointain des derniers mots d’Isolde) sonne comme une rédemption, la lueur promise d’un possible renouveau.
Karen Cargill est une chanteuse à la carrière respectable, dans un répertoire incluant Mahler, Wagner et Berlioz, avec les plus grands chefs et sur les plus grandes scènes. La promesse était donc belle ! L’attente était même sans doute trop haute, car une relative déception demeure en fin de compte. Manifestement, Madame Cargill a une conception de l’œuvre, et elle déploie une stratégie d’interprétation identifiable et convaincante en soi, au fil de la partition. Mais certaines réserves s’imposent, pour des raisons impossibles à identifier (méforme passagère ? effet acoustique local ?), le medium de sa voix et le bas medium sont étrangement plus faibles et sourds : elle est alors souvent couverte par un orchestre, lui en pleine santé. On notera également quelques sons tubés (les « e », « ou » et « u ») défavorisant la projection. La voix est pourtant belle, les aigus chauds et sonores, le grave mixé à la perfection. Si personne n’a véritablement démérité, il manquait seulement à ce concert le surcroît de magie qui aurait transporté le spectateur, dans une partition où le sublime est partout en puissance, ne demandant qu’à jaillir.