Phèdre de Lemoyne, tragédie macroscopique aux Bouffes du Nord
La Reine de Chypre inaugurait officiellement mercredi au TCE la 5e édition du Festival parisien du Palazzetto Bru Zane (présenté dans notre article). Dès le lendemain, l'événement prenait ses quartiers avec Phèdre de Lemoyne au Théâtre des Bouffes du Nord (lieu mythique qu'il investira jusqu'au 16 juin avec 9 événements).
Nous vous avions rendu compte de la première re-présentation de Phèdre en avril dernier à Caen, son voyage aux Bouffes du Nord est une nouvelle occasion de révéler le remarquable travail d'interprètes qui savent ré-adapter leur art à un lieu, tout en conservant l'essence d'un opus et d'une vision. Les lieux ont certainement une âme (ou bien, plus simplement et de manière cartésienne, une acoustique, une signature sonore et un espace qui présentent un même spectacle sous un autre jour).
En ce lieux, la proximité d'un plateau qui est davantage une piste (au niveau des spectateurs du parterre) sublime le projet de Jean-Baptiste Lemoyne (1751-1796), consistant à concentrer la tragédie lyrique en 1h30 et quatre personnages. Les cases creusées dans lesquelles sont assis les musiciens du Concert de la Loge forment un carré à quelques mètres des auditeurs. Les premiers rangs pourraient presque toucher Julien Chauvin, le chef penché et bondissant sur sa phalange en la dirigeant du violon. Le son chaleureux des instruments anciens parvient immédiatement avec d'infinis détails, des inspirations des vents jusqu'au feulement du crin sur les cordes et au son percussif du bois d'archet frappant les chevalets. Cet effet de zoom sonore révèle aussi bien les chanteurs.
Judith van Wanroij dans Phèdre de Lemoyne (© Grégory Forestier)
La voix de Judith van Wanroij est un râle guttural lorsque le simple nom d'Hippolyte la glace d'effroi. Son aigu rayonne à la mesure du lieu et du drame, tournoyant et tourmenté. Ce gros plan sonore est aussi un gros plan visuel, macroscopique : les spectateurs voient jusqu'aux plus infimes clignements, regards ou larmes. Le grossissement est même trop important : certains gestes et expressions très appuyés rendaient un meilleur effet dans le grand Théâtre de Caen. Ici, ils sont excessifs, notamment ceux d'Œnone : Diana Axentii écarquillée et tendue mais mettant certes cette énergie au service d'une voix charpentée.
Diana Axentii et Judith van Wanroij dans Phèdre de Lemoyne (© Grégory Forestier)
Horrifié par la déclaration incestueuse de Phèdre, Hippolyte (Enguerrand de Hys) porte en permanence le poids du monde et le poignard menaçant d'une voix sonore, tendue, froncée, expressive en diable notamment grâce à sa prononciation modèle. Il ne peut pas même se réjouir du retour inespéré de son père, qui surgit lentement des ombres, comme sortant des murs dont la couleur ocre se confond avec sa peau de bête. Transmutant tout son amour paternel en haine, le Thésée de Thomas Dolié tonne jusqu'à invoquer les foudres Jupitériennes et les monstres de Neptune contre son propre fils qu'il accuse de désir incestueux. Jadis roi glorieux, le père héroïque, dont la voix n'est blessée que dans l'intention, est accablé, accroupi, bossu, boiteux, rampant même sous le poids du drame lyrique.
Thomas Dolié dans Phèdre de Lemoyne (© Grégory Forestier)
Dans une scène finale noyée de lumière et d'espérance vaine, les quatre héros tragiques ne sont plus que des corps roides, désincarnés : la servante affligée par Phèdre qui invoque la mort, celle-là même dont Thésée n'est revenu que pour y plonger son fils.
Enguerrand de Hys et Thomas Dolié dans Phèdre de Lemoyne (© Grégory Forestier)