Ariane à Nancy : le triomphe de la bien-nommée Amber Wagner
Qu'il est agréable et utile d'arriver en avance dans un bel opéra, pour s'imprégner du lieu et s'instruire sur le programme. Notamment lorsque des conférences introduisent aux enjeux du spectacle, comme en Lorraine. Le public nancéien d'Ariane à Naxos aura même une bien belle surprise au Foyer de l'Opéra (le metteur en scène David Hermann nous en avait réservé la primeur, en interview). Des garçons en livrée apportent des plateaux de fruits de mers odorants et allument les chandeliers d'une grande table, haut perchée, chargée de grenades. Le champagne est sablé au son d'un duo de violons viennois qui accueille les invités d'honneur de la soirée. Ces six figurants reprendront leur repas à l'entracte et assisteront à l'opéra qu'ils ont commandé au compositeur. Dans ce rôle travesti, Andrea Hill semble d'abord très tendue, davantage stressée que fâchée par les travestissements imposés à son chef-d'œuvre. Lorsqu'elle doit jouer la colère, sa voix est tubée, pauvre en harmoniques mais c'est ensuite une métamorphose sonore, la voix rayonne lorsqu'elle se plaint du triste sort réservé à son opéra (cela est dû au génie de Strauss et de son librettiste Hofmannsthal qui construisent un drame sur la dualité des personnages).
Michael König et Amber Wagner (© Opéra national de Lorraine)
Son Maître de musique, Josef Wagner, est une belle et grande voix de baryton-basse, peu intelligible mais couvrant avec métier ses aigus. Le Maître à danser, Lorin Wey déclare qu'il a plus de musique dans son talon que dans cette interprétation, et cela semble fort possible vue la hauteur de ses semelles compensées (ce n'est hélas pas le cas de sa voix, davantage intermittente que vibrée). En Arlequin, John Brancy est un récitalier, attentif à ses paroles et à son articulation comme à des Lieder.
La voix de Beate Ritter en Zerbinetta semble d'abord plus récitée que chantée, mais elle est ensuite portée par les élans wagnériens de la fosse. Tout à fait émouvante sur son air "ein Augenblick", elle révèle toute la tristesse derrière le masque de la comédie. L'œuvre oppose cette artiste de la commedia dell'arte à Ariane, personnage tragique. La mise en scène présente leur combat de manière littérale et elles s'affrontent dans un match de boxe, sur un tambour tribal de timbales.
Beate Ritter est Zerbinetta (© Opéra national de Lorraine)
Le match est plié d'emblée. Ariane est une voix wagnérienne complète, une Isolde, depuis ses graves caverneux de poitrine, jusqu'à des aigus auréolés. Amber Wagner domine le plateau, le théâtre et la soirée de son timbre puissant, explosant d'harmoniques et de chaleur : une artiste qui a sa place dans une grande salle et un répertoire dramatique (pour ne pas perdre le fil de cette superbe Ariane, cliquez sur son nom et ajoutez-la à vos favoris Ôlyrix !).
Le majordome remplit son office à la perfection. Glaçant, ce personnage est anti-musical (non seulement il est le seul rôle parlé, mais la musique se tait même complètement lors de ses interventions). Il est partout pour ordonner et régenter la soirée : sur scène, glissant sur le parquet parmi le public dont il astique les crânes dégarnis, avant de s'éclipser pour réapparaître quelques instants plus tard dans la loge présidentielle (« il a un jumeau, c'est impossible », s'exclame même un spectateur).
Dans cette première partie où tout peut surgir derrière trois portes, le ténor sort de sa douche. Michael König sera également Bacchus dans la seconde partie, en jean, baskets et chemise retroussée, d'une voix placée et large, mais tendue. La mise en scène suit souvent le texte au pied de la lettre. Le compositeur déclarant préférer mourir de froid et de faim que de voir son œuvre martyrisée, l'une des portes révèle alors une chambre froide dans laquelle il s'enferme.
Andrea Hill s'enferme dans une chambre froide (© Opéra national de Lorraine)
Rideau. Changement complet pour l'opéra du Compositeur, dont les affres préparatoires servaient de prologue à la soirée. Cette deuxième scène oppose les deux côtés du plateau de la manière la plus tranchée qui soit, volontairement binaire caricaturale. Côté Cour, le domaine de la tragédie, d'Ariane : une pierre tombale astiquée par des souillons. Tout n'est que marbre funéraire désaxé et fange. Côté Jardin, le royaume de la comédie, de Zerbinetta : la nature de Watteau en carton pâte dans laquelle gambadent des aristocrates poudrés et perruqués. Une balancelle tombe même du ciel : elle a le mérite d'inspirer à Zerbinetta des coloratures tournoyantes dans sa superbe aria, un des sommets du répertoire (un pouvoir de la balancelle qui avait déjà montré sa magie avec Pretty Yende en Lucia à Paris ou avec Jodie Devos en Lakmé à Tours
La scène, partagée entre deux mondes opposés (© Opéra national de Lorraine)
Pour accompagner ces chanteurs, le chef Rani Calderon fait entendre sa respiration sonore, inspirant avec les coups énergiques de l'Orchestre symphonique et lyrique de Nancy, expirant pour porter ses longs legato. L'ensemble est fougueux et parfois émouvant, mais très brouillon. La qualité individuelle de la plupart des instrumentistes est indiscutable, mais de gros problèmes de justesse et de placement se font régulièrement entendre, et surtout, les plans sonores ne sont ni harmonieux, ni différenciés.
Amber Wagner, côté Cour (© Opéra national de Lorraine)
Le plateau final est couvert de gisants, que la voix miraculeuse d'Ariane a même le pouvoir de ressusciter en un tableau bergamasque. Les bourgeois ont quitté leurs loges pour aller se prendre en photo parmi les décors de cette pièce qui leur appartient, avant le triomphe du public.