Aux prises des paradoxes cycliques de Schubert et Britten : Ian Bostridge et Julius Drake au Musée d'Orsay
La sérénité claire sans cesse voilée par le rideau de la tristesse. C'est certainement ainsi que l'on peut évoquer, bien que succinctement, le cycle de lieder de Franz Schubert, le Voyage d'hiver, (Winterreise) composé à partir du recueil de poèmes de Wilhelm Müller. Publiés en 1827, ces poèmes sont une découverte décisive pour le compositeur autrichien sortant tout juste d'une dépression et d'une grave maladie qui finira par l'emporter un an plus tard. De ses lectures découlent deux livres de mélodies, Ian Bostridge en choisit le premier. Pris entre des accès de désespoir et des moments d'exaltation rêveuse, le narrateur semble destiné à errer sans cesse, en quête de son amour perdu, comme le printemps l'est par la froidure hivernale. Le premier Lied Gute Nacht (Bonne nuit) suffit à résumer cet état immuable, puisqu'il est cyclique : « Étranger je suis arrivé, Étranger je repars ». Déjà, le rythme de marche introductif fait pressentir cette destinée toute tracée.
Sans mise en scène aucune, Ian Bostridge incarne un personnage romantique tourmenté, sec, droit comme un i et les poings serrés. Tout entier lié à la mélodie tendue ou dénouée dans les rayons d'espoir, ses mezza voce (à mi-voix) sont saisissants, comme l'est son chant presque violent dans Erstarrung (Engourdissement) sur le mot « Schmerzen » (douleur), si crié qu'il en dégourdit les oreilles. Pour filer la contradiction propre à l’œuvre, ces accents dramatiques côtoient des havres reposants, à l'ombre du tilleul dans Der Lindenbaum (Le Tilleul). Les « murmures de ses rameaux » prennent un timbre chaud et paternel dans la voix du ténor britannique. Jouant avec les extrêmes, Ian Bostridge s'éloigne peu à peu du lyrisme esthétique, son timbre devient râle, abrupt et sec, comme « la croûte dure et raide » dont le fleuve est recouvert (An der Flusse). La moindre consonne est exagérément crachée, rendant l'écoute de plus en plus rude.
Musée d'Orsay (© LPLT)
Véritables tableaux sensibles, l'étroite correspondance entre voix et accompagnement pianistique prend tout son sens dans les thèmes fermement dessinés et accentués par le pianiste Julius Drake. Les contours thématiques se font tantôt tournants, dans Die Wetterfahne (La Girouette), faisant secouer frénétiquement la tête du pianiste, tantôt doucement mouchetés, dans Gefrorne Tränen (Larmes gelées). Ne tournant que rarement le regard vers le pianiste, le ténor n'en est pas moins réceptif, se faisant proche de l'instrument, la main posée sur l'un de ses côtés et le bout du pied nonchalamment relevé.
Tout aussi nostalgiques, mais cette fois-ci de la Grèce antique et de sa culture, les Sechs Hölderlin-Fragmente (Six Fragments d'Hölderlin) de Britten laissent croire à une alternative au désespoir des hommes : les dieux, venant au secours de leur faiblesse, les faisant tendre vers plus haut qu'eux-mêmes. Inspirés d'Hölderlin, poète contemporain de Schubert, ces fragments sont les uniques écrits allemands à avoir inspiré Britten. Construites pour la plupart en amplification et en crescendo, ces mélodies ressemblent à une accumulation de puissances, portée par les expressions peu communes de Julius Drake, bondissant en jouant des accords quelque peu exubérants dans Menschenbeifall (Assentiment des hommes). De manière plus prégnante encore, et chanté dans un même souffle, les lignes mélodiques du duo se dessinent progressivement sur des sonorités archaïques dans Die Linien des Lebens (Les Voies de la vie) : « Ce que nous sommes ici, un dieu peut l'accomplir là dans l'harmonie et l'équitable paix éternelle ».
Mais tel un cercle infini, le retour à la mélancolie ne se fait point attendre. La figure de l'errance Schubertienne trouve son pendant dans les Winter Words de Britten où le spleen côtoie le comique. Avec des mélodies qui frôlent l'atonal, le compositeur reprend les poèmes du recueil éponyme de Thomas Hardy (1840-1928). Tableaux tout aussi froids mais moins introspectifs que ceux du Voyage d'hiver, ces chants prennent l'air de nature morte, surtout dans The Little Old Table (La vieille petite table). Les craquements de celle-ci sont rendus grotesques et glaçants, presque visibles sur les plis crispés qui prennent forme au coin de la bouche de Ian Bostridge, tel un masque grimaçant. En marge des peintures réalistes de ce cycle, la dernière mélodie, Before Life and After (Avant et après la vie), est une méditation existentielle révélant ce paradis perdu par le péché originel : la soif de connaître.
Rompant l'atmosphère d'un auditoire précautionneux osant à peine tourner les pages du programme de peur d’effleurer le chant d'un son intempestif, Ian Bostridge aborde en bis l'une des Folk Songs de Britten inspirée d'une mélodie populaire française, Le Pastouriau. Défiant toute mesure, il excelle dans ses mimiques excessives et son ton guilleret, décrochant rires et sourires et semblant enfin se détendre lui-même.