Nicole Car tonne en Tatiana à Bastille
Partout, partout, je le revois
Pour ses débuts à l'Opéra national de Paris, Nicole Car devait pourtant relever un incroyable défi : être directement comparée aux deux plus grandes sopranos de notre temps. En effet, Nicolas Car remplace Sonya Yoncheva pour cette série de représentations (la soprano bulgare annonçait en février qu'elle renonçait définitivement au personnage de Tatiana, qui ne lui "correspond plus"). En outre, Nicole Car prend la relève d'Anna Netrebko qui laisse au public l'inoubliable souvenir de sa performance le mois dernier. D'autant que la comparaison entre ces deux Tatiana est " chimiquement pure" : tous les autres paramètres sont identiques, la mise en scène et la distribution sont les mêmes, se ressemblant à la lettre.
Retrouvez notre compte-rendu d'Eugène Onéguine avec Anna Netrebko
Mais Nicole Car a su s'appuyer sur la poignante évidence scénique, vocale et orchestrale de cette production, ainsi que sur sa connaissance de l'œuvre : c'est dans ce rôle de Tatiana que la soprano australienne a percé sur la scène internationale, pour ses débuts au Royal Opera House de Londres il y a deux ans. Elle se plonge éperdument dans son livre d'amour, annonçant sa terrible désillusion. Ses phrases parfaitement homogènes, généreuses en vibrato et intentions, passent aisément la rampe de l'orchestre y compris dans les plus douces intensités. Par le seul jeu des nuances, et sans varier en rien le tempo, elle retient et anime les lignes selon les émotions. La prosodie est aussi admirable, cette Tatiana susurre du bout des lèvres les chauds sons slaves chuintants.
Nicole Car dans la mise en scène d'Eugène Onéguine par Kasper Holten à l'Opéra d'Austrlie en 2014 (© Jeff Busby)
Où donc avez-vous fui, Heures dorées de ma jeunesse ?
La mise en scène de Willy Decker fait toujours aussi bien évoluer les climats en suivant la plongée des personnages vers des drames abyssaux. Surtout, cette dramaturgie est marquée par trois moments phares, trois sommets dramatiques : les trois "airs de la lettre" des trois personnages principaux, qui écrivent et chantent l'épanchement de leurs cœurs, la plume noyée de larmes mais la voix franche.
Le bonheur est passé si près de nous
Radieuse merveille, tournoyant, bondissant sur le canapé, Varduhi Abrahamyan (dont l'interview est disponible ici) associe toujours aussi bien le grave d'airain à la souplesse de la ligne et la douceur d'un sourire, offrant autant d'amour généreux à sa sœur Nicole Car qu'à sa sœur Anna Netrebko.
Mon erreur fut si grande. J'en suis tellement puni.
La mère, Madame Larina (Elena Zaremba) et la gouvernante Filipievna (Hanna Schwarz) sont toujours des interprètes "de caractère", comme dans le fonctionnement ancien en troupes d'Opéra où des interprètes expérimentées restaient dans les théâtres pour transmettre leur expérience aux voix nouvelles.
Pavel Černoch et Peter Mattei - Eugène Onéguine par Willy Decker (© Guergana Damianova / OnP)
Les hommes brillent toujours autant, d'une sombre clarté vocale. Toujours aussi noble enténébré, de voix comme de port, Peter Mattei semble plus à l'aise encore, notamment dans les résonances graves du registre : la preuve qu'un acteur rentre de plus en plus dans la peau d'un rôle sombre et cruel tel qu'Onéguine, renforçant autant son incarnation que sa pâte vocale. L'anti-héros pérore de sa longue voix somptuaire, balayant l'ambitus et la salle, haussant les épaules et le menton pour ponctuer ses leçons de morale avant de laisser négligemment choir la lettre sur le corps et le cœur effondrés de Tatiana. Le ténor tchèque Pavel Černoch est toujours aussi incertain dans ses débuts d'actes, qu'assuré dans la lancée de ses airs bouleversants, ses aigus cuivrés par la colère et la douleur.
Eugène Onéguine par Willy Decker (© Guergana Damianova / OnP)
Le jeune Prince Grémine, Alexander Tsymbalyuk, semble mûrir encore davantage à chaque représentation, gagnant en résonances, vibration et intensité. Plus que quelques bémols à ajouter en bas de sa tessiture pour atteindre ses graves et le public pourra enlever tous les bémols sur son jugement. Raúl Giménez réjouit toujours autant, apportant une bouffée locale d'air comique avec le français dansant Monsieur Triquet. Enfin, une production d'opéra est comme une société, elle a besoin de ses officiers cérémoniels qui accomplissent leur sacerdoce avec sérieux et application : Zaretski en témoin de duel (Vadim Artamonov) et le lieutenant appliqué Olivier Ayault.
Eugène Onéguine par Willy Decker (© Guergana Damianova / OnP)
D'ailleurs, qui mieux que l'Orchestre de l’Opéra national de Paris pour assurer en ces lieux la pérennité de l'art lyrique de saisons en saisons pour ce qui les concerne. La phalange parisienne confirme qu'elle est un ensemble cohérent de solistes caméléons : brossant une couleur slave aux tutti et révélant des lignes de solistes de concert. Le Chœur de l’Opéra national de Paris a lui aussi plongé dans l'âme russe, depuis La fille de neige il y a deux mois. D'autant que, par rapport à la première série de représentations d'Onéguine mais aussi certaines productions cette année, l'ensemble des choristes et instrumentistes a un immense "plus", qui est en fait un moins : l'absence de décalages et d'imprécisions rythmiques. Le chef Edward Gardner est visiblement, audiblement (et bien davantage) à son aise.
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Eugène Onéguine par Willy Decker (© Guergana Damianova / OnP)
Les échos du dernier aigu déchirant de Tatiana et de son amour sacrifié à son honneur à peine éteints, le rideau tout juste baissé sur le déshonneur et le désespoir d'Onéguine cherchant à arracher sa propre peau, que Nicole Car et Peter Mattei viennent recevoir un accueil tonnant, mérité.
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