Rigoletto cartonne à Bastille
Claus Guth avait fait ses débuts à l'Opéra national de Paris l'an dernier avec cette mise en scène de Rigoletto (il y est depuis comme chez lui : ayant offert son Lohengrin à Kaufmann, avant Jephtha de Haendel et La Bohème de Puccini la saison prochaine). Une immense boîte en carton envahit le plateau, la boîte des souvenirs écrasants qu'ouvre Rigoletto. L'aspect est d'un vulgaire recherché (jusque dans les moindres détails des plis et froissés d'un carton plus vrai que nature), mais cette boîte a aussi pour intérêt d'offrir une cage de résonance aux chanteurs. Mention spéciale, à ce titre, pour le Chœur de l'Opéra National de Paris déployant une puissance époustouflante tout en paradant et dansant dans des culottes bouffantes. Le célébrissime chœur de courtisans est admirable et réjouissant, l'enlèvement de Gilda habilement mimé.
Rigoletto par Claus Guth (© Monika Ritterhaus / ONP)
Hélas, le Chœur est une nouvelle fois victime de décalages rythmiques incompréhensibles pour une œuvre et une institution si renommées (et de tels musiciens). Il en va exactement de même pour l'Orchestre émaillé de décalages rythmiques et de grands déséquilibres entre les différents pupitres, à l'intérieur des pupitres, entre les pupitres et les chanteurs. La direction énergique et franche de Daniele Rustioni paraît remarquable, mais elle pâtit des défauts non résolus en amont. Toutefois, la fosse est surpuissante dans les grandes montées lyriques. L'Orchestre laisse derrière lui un terrible tonnerre de poignards.
Les lumières (d'Olaf Winter) multiplient les poursuites massives, inondant des personnages entourés de ténèbres, soulignant leur isolement et les maquillages immaculés. Surtout, de multiples projecteurs latéraux rasants tirent parfaitement parti de la boîte en carton : imprimant des ombres de toutes tailles, construisant même un véritable discours sur les enjeux de pouvoirs comme si les ombres se battaient entre elles et avec leurs maîtres, pour devenir les plus grandes, inonder le plateau de leur obscur dess(e)in.
Rigoletto par Claus Guth (© Charles Duprat / Opéra national de Paris)
Comme autant de symboles à décrypter, des vidéos sont projetées sur la boîte en carton : une main saisit une plus petite main (Rigoletto voulant retenir Gilda, ce qui résonne avec la fin de la soirée, lorsque la vidéo sera relue à l'envers : la frêle main lui échappera, comme la vie de sa fille), un chien lèche le masque du fantôme de l'opéra sur une bouche d'égout (l'honneur d'un homme jeté aux chiens ?), un poignard sanglant est picoré par des pigeons (les charognards après le crime ?), une fille dans la robe blanche de Gilda court dans l'herbe vers le spectateur (il ne manque que la petite maison dans cette prairie), elle met une longue perruque blonde et du rouge à lèvres (la femme), puis elle repart (vivant et sacrifiant sa vie).
Rigoletto par Claus Guth (© Charles Duprat / Opéra national de Paris)
L'expressivité repose bien davantage sur l'incarnation et le chant des interprètes. La voix rayonnante de Nadine Sierra (qui nous avait parlé de ce rôle dans son interview) déploie aisément de larges aigus vibrés. Tendre princesse de l'ornementation, la soprano démultiplie les lignes en une myriade de notes parfaitement justes et placées, naturelles et choisies. Les caresses de son amant rappellent que ces feux d'artifices vocaux sont aussi la découverte du plaisir charnel, orgasmique. La mise en scène la fait sortir pour finir "Caro nome", l'occasion pour Nadine Sierra de montrer l'infinie longueur et pureté d'un filin vocal qui traverse les parois comme les cœurs.
Face à cette douceur rayonnante, Vittorio Grigolo est un duc de Mantoue incandescent, presque menaçant de sa passion amoureuse dévorante et d'une voix aussi tendue que sonore. Digne d'une grande salle d'opéra en volume et en largeur, il ne saurait projeter davantage. La voix est tellement en-dehors qu'elle en oublie de pleinement s'enraciner dans le corps. Le public bruisse de plaisir en reconnaissant les premières notes du tube absolu "La Donna e mobile" et il éclate de rire en voyant entrer des danseuses du Lido, aux plumes blanches et fessiers frétillants avec le vibrato de Grigolo. Après un départ complètement décalé (extrêmement surprenant pour cet air si célèbre), le ténor reprend pied rythmiquement avec un rail de coke et propose même de délicieuses et originales fins de phrases subito pianissimo : le temps se suspend en un perpetuum mobile.
Vittorio Grigolo (Il Duca Di Mantova) - Rigoletto par Claus Guth (© Charles Duprat / Opéra national de Paris)
Voix longue et chaude, Rigoletto tiendrait à lui seul le plateau, de son intensité haletante. Un voile blanc, maculé de sang, l'accompagne durant tout le spectacle : symbole de la mort et de l'innocence perdue de sa fille. Sonore, Željko Lučić sait alléger à merveille dans ses mezza voce de tendresse paternelle. Il déploie son timbre éploré et des frissons à travers toute la salle. Rigoletto est rendu plus terrible encore par la mise en scène qui le confronte comme à son double à Sparafucile (la voix sombre de Kwangchul Youn, simplement parfait pour le personnage). Habillés à l'identique, le bouffon bossu et l'assassin accomplissent les mêmes gestes en miroir. Rigoletto le dit lui-même : « Nous sommes les mêmes ! j'ai la langue, lui le poignard ; je suis l’homme qui rit, et lui, celui qui éteint ! » Le seul bémol vocal tient à des aigus un peu serrés et la fatigue vocale induite par un investissement à ce point remarquable. Enfin, la seule incarnation quelque peu décevante survient avec une réaction tépide face à sa fille qu'il croit morte, un passage naturellement déchirant. L'acteur Henri Bernard Guizirian, double muet éloquent de Rigoletto, clown vagabond qui l'accompagne et revit sa propre déchéance, joue et incarne ces passages déchirants à sa place.
Rigoletto par Claus Guth (© Charles Duprat / Opéra national de Paris)
La Giovanna de Marie Gautrot profite bien de la générosité du duc de Mantoue pour l'introduire auprès de sa maîtresse, mais elle sait également la protéger de sa voix expressive. Robert Pomakov est un terrible Monterone, funèbre, jetant ses malédictions d'une longue voix vrombissante. Elena Maximova (Maddalena) campe une belle mezzo dominatrice. Les comprimarii composent une belle cour vocale à cette Mantoue : Julien Dran tendre et noble Matteo Borsa au menton levé, la comtesse de Ceprano Veta Pilipenko jouant et chantant l'inquiétude, son comte campé par le sémillant Mikhail Timoshenko, tout aussi sonore que le bondissant Marullo de Christophe Gay, tandis que Laure Poissonnier est un page discret et que Christian Rodrigue Moungoungou défend bien sa phrase en Huissier.
La rédemption est au fond du carton. Un rideau dévoile un double fond à la boîte et un escalier vers le salut, mais, rampant, nul ne parvient à le gravir. Le père implore sa fille sur une nappe de violoncelles, mais Gilda quitte la vie et la scène sur le souffle des flûtes. Le clown referme le carton. La tragédie est finie !
Nadine Sierra (Gilda) - Rigoletto par Claus Guth (© Charles Duprat / Opéra national de Paris)